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Publié par La Tribune Franco-Rwandaise

Par Roger B. Bope
Analyste et stratège en sécurité

Son Excellence Thabo Mbeki,

Il n’est jamais aisé de s’adresser publiquement à une personnalité de votre stature : ancien président de la République d’Afrique du Sud, architecte du Nouveau Partenariat pour le Développement de l’Afrique (NEPAD), et héritier moral du combat panafricain de Nelson Mandela. Votre parcours incarne la lutte historique pour la dignité des peuples africains, la souveraineté des États du continent, et une vision de paix fondée sur la justice.

C’est précisément en raison de cet héritage extraordinaire et de l’autorité morale que vous incarnez que vos récentes déclarations en Tanzanie — perçues comme une adhésion implicite au récit de l’ancien président Joseph Kabila concernant la crise en République démocratique du Congo — ont suscité une vive inquiétude.

Ces propos appellent aujourd’hui à une clarification urgente, tant sur le plan historique que politique et moral, en raison des responsabilités qui vous incombent dans la préservation de la stabilité régionale. À l’heure où certains manipulent les idéaux panafricains pour légitimer des agendas subversifs, il est impératif que les voix respectées du continent fassent preuve de discernement stratégique et de cohérence éthique.

Dans une nation en guerre, les mots pèsent lourd. Ils ne sont jamais neutres. Prononcés par une figure d’autorité continentale, chaque mot devient une arme sur le champ de bataille informationnel. La parole précède souvent l’action : elle oriente, légitime, parfois déclenche le conflit.

Ce que vous avez exprimé récemment va au-delà d’un simple commentaire neutre. Cela portait le ton d’une rhétorique pré-hostile, empreinte de langage accusatoire, d’insinuations ethniques et de justifications indirectes de la violence.

Ce n’était pas une analyse politique neutre, mais bien une fondation rhétorique pour un casus belli latent, s’inscrivant dans les mécaniques bien connues de la guerre de l’information :

  • Mobilisation émotionnelle par des références à l’exclusion ethnique ;
  • Désignation implicite d’un acteur politique congolais comme obstacle à la paix ;
  • Suggestion que la violence serait légitime lorsqu’elle émane d’un peuple « frustré » ou « ignoré ».

En tant qu’expert des dynamiques régionales, vous savez pertinemment que ce type de discours, dans un contexte aussi inflammable, agit comme un prélude à une escalade violente. Vos propos sonnent ici comme une prédiction voilée de conflit.

Vos déclarations ravivent des blessures non cicatrisées. Les références, explicites ou implicites, aux peuples Luba du Kasaï et aux communautés katangaises rappellent les douloureux souvenirs des violences ethniques de 1992–1994 au Katanga — une tragédie que beaucoup d’historiens considèrent comme une tentative de nettoyage ethnique, ayant déplacé plus de 800 000 Kasaïens. Cette violence fut, en partie, orchestrée par des personnalités aujourd’hui proches de Joseph Kabila, notamment le général John Numbi, actuellement en fuite.

Votre discours risque de légitimer une nouvelle spirale de violences tribales dans une région déjà à vif. Ce n’est pas seulement une mauvaise lecture de l’Histoire — c’est une grave erreur politique, qui donne un élan stratégique aux agendas de déstabilisation armée.

Ce qui frappe le plus est la dissonance entre le ton pacifique de votre allocution et son sous-texte belliqueux. En apparence, vous appelez à la paix, au dialogue, à la protection de certaines communautés. Mais en profondeur, vous reprenez — fût-ce indirectement — des éléments de langage souvent utilisés par le groupe rebelle M23, soutenu par le Rwanda.

Cette posture duale — paix en façade, préparation mentale à la guerre en sous-main — est une tactique bien connue en stratégie d’influence. Elle repose sur un principe simple : ceux qui crient le plus fort contre la guerre, avant qu’elle n’éclate, sont souvent ceux qui la préparent activement.

Ce n’est pas l’héritage de Mandela. C’est la rhétorique d’une manipulation géopolitique, où la souffrance des communautés tutsies congolaises est instrumentalisée à des fins stratégiques. Si les préoccupations de ces communautés méritent écoute et justice, elles ne sauraient en aucun cas justifier une agression militaire contre un État souverain.

Excellence, en vous exprimant de la sorte, vous n’avez pas parlé en homme d’État œuvrant pour la paix continentale, mais comme vecteur discursif d’un projet guerrier. Là où nous attendions la voix d’un disciple de Mandela, nous avons entendu celle d’un tribun partisan, justifiant tacitement le renversement politique — voire l’élimination — d’un président en exercice, démocratiquement élu.

À ce stade de votre parcours, votre responsabilité morale et politique exige de peser chaque mot avec la précision d’un médiateur continental. Aujourd’hui, les mots peuvent littéralement tuer. Il faut le redire : un mot prononcé à Dar es Salaam ou Johannesburg peut avoir des conséquences sanglantes à Goma ou à Kinshasa.

Le panafricanisme n’est pas une solidarité symbolique ou une mémoire partagée du colonialisme. Il repose sur :

  • la coopération entre États souverains,
  • l’égalité entre les peuples,
  • la justice, la paix,
  • et le respect mutuel.

Le rôle d’un ancien du panafricanisme, ce n’est pas de choisir son camp dans un conflit armé, mais de servir de boussole morale et diplomatique.

Or, ce que nous avons entendu en Tanzanie n’était pas une voix de paix, mais un récit partisan, une approbation codée de la déstabilisation, visant potentiellement un chef d’État en exercice.

Soyons clairs : la crise actuelle dans l’Est de la RDC n’est ni un simple échec de gouvernance, ni une affaire de “marginalisation ethnique”. Il s’agit d’une guerre hybride transnationale, déguisée en rébellion, dans laquelle le M23 joue à la fois le rôle de proxy armé et de vitrine politique pour les ambitions de Kigali.

En validant publiquement les inquiétudes de Kabila, sans condamner en parallèle les atrocités du M23, vous renforcez cette stratégie hybride. Vous accordez une légitimité politique à un mouvement responsable de milliers de morts et de plus de sept millions de déplacés.

Pire encore, vos déclarations contribuent à inverser la lecture du conflit : toute critique de la rébellion est désormais perçue comme de la haine ethnique, tandis que la rébellion elle-même est présentée comme une aspiration populaire légitime.

Cette manipulation sape la souveraineté congolaise et compromet gravement toute chance de paix durable.

Excellence, l’Afrique entre dans une nouvelle ère de conflits hybrides, alimentés par la frustration identitaire, les rivalités économiques et les récits manipulés. Dans ce contexte, nos dirigeants doivent faire preuve de plus de vigilance que jamais.

La région des Grands Lacs n’a pas besoin de rhéteurs du conflit déguisés en diplomates, ni de parrains moraux de la violence. Elle a besoin de paix, de vérité, de justice et de réconciliation. Elle a besoin de bâtisseurs de ponts, non de fossoyeurs.

Nous vous exhortons solennellement à :

  • clarifier vos propos,
  • dénoncer toute rhétorique de guerre,
  • et reprendre votre juste place parmi les artisans de paix du continent.

Le monde vous observe.
Et l’Histoire aussi.

Avec respect,
Roger B. Bope

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