Rwanda : lettre ouverte à la présidente des Jeunes socialistes
Par Serge Dupuis
Madame la Présidente,
Depuis quelques années, la Fondation Jean Jaurès me fait l’amitié d’accueillir dans sa Newsletter mes analyses sur l’histoire politique du Rwanda, présente et passée. C’est donc tout naturellement dans ce cadre que j’ai souhaité m’adresser à vous après avoir pris connaissance des deux textes portant sur le génocide des Tutsis du printemps 1994 que vous avez récemment cosignés au nom des Jeunes socialistes. L’un, publié au mois de juin dernier et intitulé « La vérité sur le génocide des Tutsis » présente comme un fait incontestable la complicité active et directe des autorités politiques et militaires françaises dans l’extermination de cette composante humaine de la société rwandaise. L’autre, « Rwanda : ‘la vérité maintenant !’ pour un bon avenir, ‘Imbereheza’ », diffusé au mois d’octobre, reprend cette accusation en évoquant notamment un épisode controversé du génocide, relatif à une zone située dans les montagnes de l’ouest du Rwanda, le secteur de Bisesero.
Mon mouvement initial, en découvrant l’existence du premier de ces deux documents, fut évidemment positif. La question de la tragédie rwandaise, des leçons qui devraient en être tirées et du rôle que joua la France au Rwanda à ce moment-là, est malheureusement largement ignorée dans notre pays. Que de jeunes citoyens s’investissent dans ce dossier me paraissait encourageant. Ma déception, à la lecture de ce document, puis du second, n’en fut que plus profonde. Je pense en effet ne pouvoir partager avec leurs signataires que le constat suivant : en 1994, les Rwandais tutsis furent victimes d’un génocide organisé par un clan politico-militaire extrémiste qui, s’emparant du pouvoir, mit les ressources de l’Etat au service de son intention exterminatrice. Pour à peu près tout le reste, mon désaccord est profond. Il porte sur la forme – la méthode pourrais-je aussi bien écrire - en même temps que sur le contenu.
Concernant le premier point, il est surprenant pour le lecteur de voir un texte qui érige en « absolu » la recherche de la vérité sur l’action de la France au Rwanda dans les années 1990-1994 affirmer simultanément que cette vérité historique est connue de manière irréfutable. La scansion, au début de plusieurs paragraphes du premier texte, de la formule « Il est établi que » est à cet égard révélatrice. Voilà un sujet qui, depuis vingt ans, suscite une polémique virulente et passionnée opposant deux radicalités qui se situent à l’exact opposé l’une de l’autre, en partie précisément parce que d’importantes zones d’ombre subsistent, et voici que le texte décrète que les faits sont solidement et définitivement établis. Les archives ? Il convient de les ouvrir, mais elles ne sauraient qu’affiner l’histoire, nous dit-on. Il « ne s’agit pas » en effet « de découvrir » celle-ci, « car elle est déjà connue ». Tout serait donc simple.
A mon sens, au contraire, s’il est bien une caractéristique qui définit ce dossier, c’est sa complexité. Or, s’agissant de sujets politiques ou historiques complexes, je me situe quant à moi plutôt du côté de celui qui cherche la vérité que de celui qui prétend la connaître. En l’occurrence, ce réflexe de défiance critique se trouve avivé dans mon esprit par l’observation suivante : les textes que vous avez signés présentent comme « faits incontestés » nombre d’affirmations qui sont non seulement contestées mais surtout contestables. C’est le second volet de mon désaccord.
Les signataires des deux documents reprennent ainsi comme un fait établi l’accusation selon laquelle, dans les années précédant le génocide, Paris aurait soutenu en toute connaissance de cause un régime, celui du président Habyarimana, qui préparait un génocide. Permettez-moi d’attirer votre attention sur deux points. Tout d’abord, la planification centrale - par le régime donc - du génocide, antérieurement à sa survenue, n’a jamais pu être prouvée « au-delà de tout doute raisonnable » par le Tribunal pénal international pour le Rwanda, et cela malgré les efforts constants déployés par le Bureau du procureur. Ce qui ne revient pas à dire qu’il ne se trouvait pas, au sein du régime, des forces extrémistes, groupes, individus et médias, nourrissant l’intention, y compris dans des formes d’organisation, de liquider les Tutsis de l’intérieur et incitant les populations civiles hutues à agir dans ce sens. Le régime, en revanche, ne saurait, dans ses composantes institutionnelles, être qualifié de génocidaire. Ainsi, par exemple, des Forces armées rwandaises (FAR), dont le Haut-commandement s’opposa dans un premier temps avec quelque succès au coup d’Etat entrepris dès la nuit du 6 avril, jour de l’assassinat de Juvénal Habyarimana, par le colonel Bagosora, alors chef de file des extrémistes. Ainsi également de l’administration territoriale, au sein de laquelle le gouvernement génocidaire institué le 8 avril par ces derniers dut briser les résistances par la violence. Ainsi encore et surtout du gouvernement en place au 6 avril, dans lequel l’ancien parti unique du président Habyarimana, le MRND (Mouvement révolutionnaire national pour le développement), était minoritaire et dont le Premier ministre était une femme issue de l’opposition démocratique. C’est du reste bien pour cela qu’avant de lancer le génocide les extrémistes durent assassiner celle-ci, en même temps qu’un certain nombre de personnalités d’autres secteurs du régime acquises au processus d’Arusha. Ce qui m’amène au second point sur lequel je souhaite attirer votre attention.
De même que la France n’a pas soutenu un régime génocidaire entre 1990 et 1993, de même l’appui qu’elle apporta alors aux autorités rwandaises ne fut pas un appui inconditionnel. La politique engagée, défendable à mes yeux, visait à faire obstacle à l’option militaire en amenant les deux forces belligérantes à accepter une solution politique négociée qui impliquait un futur partage du pouvoir. Mais le soutien de la France avait une première contrepartie, qui consistait précisément en l’acceptation, par le régime rwandais, d’un partage du pouvoir avec à la fois l’opposition interne et la rébellion FPR (Front patriotique rwandais). Et permettez-moi de vous rappeler que s’il y avait bien une chose que les extrémistes hutus abhorraient au moment de leur coup d’Etat, c’était les accords dits d’Arusha issus de ce processus encouragé par la France. Le soutien de Paris s’accompagnait d’autre part d’une seconde contrepartie, qui, quant à elle, avait pour objectif de favoriser une transformation du régime rwandais, puisque ce dernier devait s’engager dans la voie de la démocratisation et d’un plus grand respect des droits de l’homme. Ici encore, j’ai à cœur de vous rappeler que le gouvernement qui négocia les accords d’Arusha avait à sa tête un Premier ministre de l’opposition et que le Gouvernement de transition à base élargie sur lequel ceux-ci auraient dû déboucher était nettement défavorable, dans sa composition, à Habyarimana et à son parti. Si la France ne fut pas seule à œuvrer dans le sens de ces évolutions, elle y contribua assurément pour une bonne part.
Mes autres désaccords avec les deux textes ont trait à l’application du paradigme de la « Collaboration » à l’analyse du rôle joué par l’Etat français au moment du génocide des Rwandais tutsis. Une poignée de « hauts dirigeants politiques français » auraient alors repris à leur compte « l’héritage empoisonné de la collaboration » et seraient autant de « criminels de guerre et de criminels contre l’humanité » restés impunis. Si les mots ont un sens, évoquer l’héritage de la collaboration en référence à des personnalités telles que François Mitterrand, Alain Juppé ou encore Hubert Védrine – s’ils ne sont pas nommés, ils figurent parmi les personnes que les signataires incriminent - cela signifie que ces responsables auraient non pas fermé les yeux sur le génocide mais, dans le cadre de leurs fonctions respectives, prêté sciemment la main à sa mise à exécution. Pardonnez-moi de vous le dire ainsi, mais la passion dénonciatrice relève ici, dans son outrance, de l’escroquerie historique d’abord, intellectuelle plus largement. Il est certain qu’à ce degré d’interprétation conspiratoire des faits, l’on peut tout se permettre en matière d’approximations, d’omissions, de distorsions voire d’inventions dans la relation des événements et comportements puisque ce qui est primordial, c’est l’alimentation de l’argumentaire complotiste. Ainsi, lorsque l’un des deux documents évoque l’épisode, assurément hautement critiquable, de la réception dans les hauts lieux de la République d’un membre du gouvernement génocidaire accompagné d’un idéologue extrémiste, l’on oppose, afin de mettre en exergue la présumée complicité génocidaire active des responsables français, le comportement de ces derniers à celui du reste de la communauté internationale. « Seules les autorités françaises » se seraient ainsi honteusement compromises. L’on oublie en fait de mentionner que ces autorités ne faisaient là que suivre la même politique – maintenir le contact avec les dirigeants rwandais afin d’obtenir un cessez-le-feu - que menait par ailleurs l’ensemble de la communauté internationale. L’on passe également sous silence le fait qu’un autre acteur important du dossier, les Etats-Unis, s’il refusa certes de recevoir le ministre rwandais, considéra le gouvernement génocidaire comme un interlocuteur légitime jusqu’au 20 juillet. Ou encore que les Nations Unies permirent qu’un représentant de ce gouvernement occupât le siège du Rwanda comme membre non-permanent du Conseil de sécurité durant toute la crise, tolérance dont ne manqua pas de profiter le même ministre pour venir défendre les thèses de son gouvernement devant l’ensemble des délégations. Et l’on se garde bien, de plus, d’expliquer que si un autre des acteurs du dossier, la Belgique, n’accorda pas de visa au même ministre c’était avant toute chose en raison du massacre de ses dix Casques bleus par l’armée rwandaise.
Il en va de même en ce qui concerne l’opération Turquoise. Peu importent les spécificités, contingences, contraintes et ratés opérationnels. Le prisme collaborationniste ne s’embarrasse pas de telles considérations. La nature humanitaire de l’opération est niée au moyen de l’évocation d’ordres – « couvrir la retraite des (…) génocidaires » - dont les signataires des deux textes seraient bien en peine de prouver l’existence. L’affirmation que les militaires français permirent la fuite des forces du génocide vers l’ex-Zaïre est reprise pour une énième fois en faisant fi du fait avéré que ces dernières n’eurent nullement besoin de Turquoise pour passer au Kivu, y compris et surtout en dehors de la zone contrôlée par l’opération. Et le rédacteur du second document est si peu informé de l’épisode de Bisesero que la brève relation qu’il en fait attribue le présumé abandon de quelque deux mille rescapés par les soldats français au petit détachement qui les découvrit, alors même qu’un détracteur de Turquoise aussi virulent que peut l’être le journaliste Patrick de Saint-Exupéry souligne aujourd’hui encore leur comportement irréprochable.
Si bien, madame la Présidente, que, loin de contribuer à la recherche de la vérité, les deux documents que vous avez signés et la logique dénonciatrice univoque qui les structure me semblent bien davantage de nature à l’entraver. C’est pourquoi, je voudrais pour ma part vous suggérer de manière non exhaustive quelques questions relatives, directement ou indirectement, au rôle de la France au Rwanda au début des années 1990. Pour peu que l’on veuille bien laisser un moment de côté les phantasmes qui s’attachent à la représentation d’un complot franco-rwandais visant à l’éradication des Tutsis du Rwanda, les réponses qui pourraient y être apportées contribueraient assurément à l’avancement de la quête que vous avez engagée.
Ainsi, quelles furent les raisons de l’échec d’une politique qui affichait en octobre 1990 sa détermination à éviter un bain de sang au Rwanda et qui vit ce pays sombrer dans le plus rapide et le plus efficace des génocides en avril 1994 ? Comment expliquer la non-condamnation du génocide et de ses auteurs par le gouvernement français durant six semaines, particulièrement au moment des grands massacres collectifs ? Comment rendre compte du maintien, par l’Etat français, au-delà du raisonnable, de relations avec le gouvernement intérimaire rwandais, notamment sous la forme d’une coopération militaire discrète ? Pourquoi, jusqu’au tout dernier moment, tenter de favoriser des négociations ? S’il y eut aveuglement des autorités politiques et militaires françaises, quels en furent les facteurs explicatifs ? Quel rôle tint alors la rémanence d’un ethnisme colonial dans l’analyse de la situation par ces autorités ? Quelle fut la part de la stratégie de conquête militaire et exclusive du pouvoir du FPR quel qu’en fût le prix, de même que des massacres systématiques de populations hutues accomplis par les troupes de la rébellion, dans cet éventuel aveuglement ? Pour quelle raison le régime FPR du président Kagame, par ailleurs implacablement attaché à la traque des criminels liés au génocide, s’est-il toujours opposé à ce qu’une enquête indépendante fût ouverte sur l’attentat contre l’avion de Juvénal Habyarimana, qui, s’il ne fut pas la cause du génocide, en constitua l’élément déclencheur. Pourquoi s’est-il toujours de même opposé à toute enquête indépendante concernant les crimes de guerre et crimes contre l’humanité dont se rendit coupable la rébellion ? Pourquoi les personnalités présentées à la fois comme les alliées de la France et les maîtres d’ouvrage d’un génocide qu’ils auraient longuement préparé jusqu’à organiser l’attentat contre le président – il s’agit de la femme et de la belle-famille de celui-ci – furent-ils, au moment où leur entreprise se serait trouvée couronnée de succès, frappés de panique au point de mettre en place ce qu’un chercheur français a appelé des « stratégie de sauve-qui-peut » ? Si l’objectif de l’opération Turquoise était de porter secours aux forces du génocide, pourquoi avoir tant attendu avant de la déployer, alors que la supériorité militaire des troupes du FPR sur les FAR et l’impéritie chronique de celles-ci étaient depuis longtemps connues ? Enfin, s’agissant de l’épisode, effectivement honteux, de l’ambassade de France, quelle fut la part de l’incompétence d’un ambassadeur dépassé par les événements et quelle fut celle des instructions reçues de Paris ?
L’histoire du génocide des Rwandais tutsis et du rôle de la France au Rwanda à ce moment-là, permettez-moi de le répéter, est tout sauf simple. Elle n’est pas non plus manichéenne. Elle est complexe. Les signataires des deux textes qui sont l’objet de cette lettre voudraient qu’elle fût inscrite à l’avenir dans les programmes scolaires destinés aux jeunes générations. Tant que cette histoire n’aura pas été restituée dans toute sa complexité, il convient d’attendre.
Bien à vous,
Serge Dupuis