Procès Péan : SOS Racisme se trompe de cible (Robert Ménard)
Robert Ménard* fondateur de Reporters sans frontières et Hervé Deguine journaliste et témoin de la défense.
«Un demi-siècle de combat contre la discrimination raciale et pour les droits de l’homme ne suffit pas à garantir une immunité antiraciste à Pierre Péan», ecrivait Christophe Ayad dan s Libération, le 24 septembre. Mais un quart de siècle du même combat n’immunise pas davantage SOS Racisme de la cécité. En poursuivant son ancien parrain devant la XVIIe chambre correctionnelle pour «diffamation raciale» et «incitation à la haine raciale», l’organisation présidée par Dominique Sopo s’égare. Au plus grand profit du régime dictatorial qui sévit au Rwanda.
Péan publie en 2005 un livre qui remet en cause l’histoire officielle du Rwanda (Noires fureurs, blancs menteurs, Fayard). Il explique que ce ne sont pas les extrémistes hutus qui ont assassiné le président Habyarimana le 6 avril 1994 dans le but de perpétrer le génocide des Tutsis - thèse défendue par le régime actuel. Au contraire, il affirme que c’est le Front patriotique rwandais (FPR) de Paul Kagame qui a commis l’attentat, sachant qu’il entraînerait le pays dans le chaos. Stratégie cynique, puisqu’elle coûta la vie à 600 000 Tutsis, tués par des extrémistes hutus, et, par la suite, à des centaines de milliers de Hutus, assassinés par le FPR. Mais stratégie efficace, puisqu’aujourd’hui Kagame et le FPR règnent sur le Rwanda.
Cette thèse n’est pas nouvelle : des universitaires (Reyntjens, Guichaoua), des journalistes (Smith), des témoins (Ruzibiza) l’ont déjà défendue. Mais Péan lui donne un écho inédit. Pourtant, ce n’est pas à cette thèse que s’attaque SOS Racisme, mais à quatre lignes figurant dans l’introduction du livre : «…il est important d’ajouter […] que le Rwanda est aussi le pays des mille leurres, tant la culture du mensonge et de la dissimulation domine toutes les autres chez les Tutsis, et, dans une moindre part, par imprégnation, chez les Hutus.» La formulation est maladroite. On comprend qu’elle ait pu blesser.
Mais plus simpliste encore est l’interprétation qu’en donne SOS Racisme : selon Sopo, Péan traiterait les Tutsis de menteurs et inciterait à la haine raciale. Seule une lecture spécieuse de ce texte permet une telle interprétation. En évoquant le poids du mensonge et de la dissimulation dans la culture rwandaise, chez les Tutsis et chez les Hutus, il ne fait que reprendre un fait établi par les spécialistes. Il y a même un mot en kinyarwanda, la langue nationale, pour exprimer ce concept : ubgenge, qui signifie «une forme particulière d’intelligence, qui vise l’acquisition d’avantages matériels et sociaux par quelque moyen que ce soit. L’équivalent en français le plus acceptable serait fourberie, si ce terme n’avait pas une connotation péjorative, alors que celle d’ubgenge est admirative… A défaut de substantif, le français possède un adjectif assez équivalent : malin» (Coupez, 1970). Au Rwanda, l’art de la dissimulation est valorisé. Savoir tromper son adversaire est un signe d’éducation. Cette culture est une réalité de fait, n’en déplaise à SOS Racisme. Fallait-il porter ce débat devant un tribunal ? Les responsables de SOS Racisme n’ont-ils pas fait preuve d’aveuglement, sinon de malveillance ?
En tout cas, l’organisation antiraciste - dont les avocats sont ceux de trois proches de Kagame inculpés par le juge Bruguière pour leur participation présumée dans l’attentat du 6 avril 1994 - a rendu service à ceux qui veulent dissimuler le débat soulevé par la thèse de Péan derrière un nuage de fumée. La procédure judiciaire, la polémique sur le prétendu racisme de Péan et de son éditeur, l’assimilation de son livre à Mein Kampf par un témoin de l’accusation, dispensent de s’interroger sur le cœur du sujet : oui ou non Kagame et le FPR sont-ils responsables de l’attentat du 6 avril 1994 ?
Le livre de Péan ne clôt pas le sujet. D’autres enquêtes journalistiques et historiques sont nécessaires. Ce n’est pas en se faisant le relais de ceux qui empêchent d’avancer sur ce terrain que l’on fera progresser la vérité. Ce n’est pas respecter les victimes des massacres qui ont marqué le Rwanda depuis le début de la guerre civile en 1990 que de faire obstacle à ces recherches par une guérilla judiciaire.
Article de Robert Ménard et Hervé Deguine
Paru dans le journal Libération du 17 octobre 2008
Voir sur le site http://www.liberation.fr/societe/0101162883-pean-sos-racisme-se-trompe-de-cible