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Publié par La Tribune Franco-Rwandaise

Gabrielle Halpern

Gabrielle Halpern

Les maisons de retraite doivent devenir des maisons de « jubilation ». C’est la proposition pleine d’espoir de Gabrielle Halpern qui, à l’aune de la crise dans les Ehpad, suggère d’en faire des lieux aux usages multiples.

Savez-vous comment on dit « retraite » en espagnol ? « Jubilacion » ! Un mot dont l’étymologie latine nous indique qu’il s’agit d’un « chant d’allégresse ». Rien à voir, donc, avec notre terme français de « retraite », que la féroce étymologie latine associe à l’action de « retirer ». Une langue est toujours également une vision du monde… Mais comment pouvons-nous accepter que ce soit ce terme qui exprime notre vision du rôle et de la place d’une part croissante de notre population ? Cette idée de retrait est terrible ; l’expression de « maison de retraite » est tellement effroyable qu’il est fou que nous ayons eu l’idée de les nommer ainsi. Le sigle impersonnel et froid « Ehpad » n’arrange pas les choses. Pourquoi « retirer » ces générations de notre société ? Pourquoi parlons-nous toute la journée d’inclusion, de mixité sociale – alors que très souvent, malheureusement, ce qui est fait en ce sens relève plutôt de la « juxtaposition sociale », c’est-à-dire que les individus coexistent, mais ne se rencontrent pas – et avons-nous tant de mal à embrasser les personnes âgées dans notre société ? Quand prendrons-nous enfin au sérieux le grand défi de l’hybridation générationnelle1 ?

On entend parler toute la journée de la transition écologique et de la transition numérique, alors qu’une transition avance à grands pas dans notre angle mort : la transition démographique, avec le vieillissement de la population. En 2060, un tiers de la population française aura plus de soixante ans2. C’est une véritable révolution qui nous attend et, pourtant, personne n’en parle. Silence de mort des politiques et de leurs programmes électoraux ou plans d’action, inaction du monde économique, qui préfère enfermer le sujet dans une case toute faite « silver economy » – comme s’il s’agissait d’un secteur d’activité spécifique, qui ne concernait que quelques entreprises –, alors que cette transition démographique concerne toutes les entreprises et tous les secteurs, ainsi que toutes les politiques publiques, sans exception3. Dans les entreprises, il y a des directions en charge de la transition numérique, d’autres du développement durable, mais pour la transition démographique, il n’y a aucune réflexion. Il faudrait pourtant se demander ce que pourrait être une entreprise intergénérationnelle… Et une société intergénérationnelle ? L’aménagement urbain, les services publics, les produits, l’immobilier, le travail, les loisirs, les mobilités ou encore les usages : tout doit être repensé, tout doit être réinventé, parce que la transition démographique4 va fortement bouleverser notre société.

Or, on nous parle en termes de « génération », de « grand âge », de « seniors » ; il y a « les anciens », il y a « les jeunes ». Cela donne l’illusion que, finalement, il y a les uns d’un côté et les autres d’un autre côté. Dans les programmes politiques des candidats aux élections locales et nationales, il existe des segments électoraux avec des mesures pour les personnes âgées, d’autres pour les jeunes. Une forme de marketing politique, qui conduit à un marketing public, avec des politiques publiques catégorielles, fracturant le corps citoyen en plusieurs morceaux. À force de catégoriser les populations, les décideurs publics et privés créent des fractures entre les générations et conduisent à une société en silos. Arrêtons avec les cases ! Il est troublant, lorsque l’on relit le discours à la jeunesse de Jean Jaurès, de constater qu’il lui adresse des mots que l’on croirait destinés à tous, y compris à la vieillesse. N’est-ce pas paradoxal ? Non, et si cela était perçu comme tel, ce serait terriblement triste ! Jaurès va du particulier au général, du singulier à l’universel, de l’identité à l’altérité et il est peut-être là le vrai rôle du politique. Nous avons besoin d’une politique publique hybride, non pas destinée au « grand âge » seulement, mais à l’hybridation générationnelle.

Dans un rapport publié en mai 2021, le Défenseur des droits a alerté sur « le respect des droits fondamentaux des personnes âgées accueillies en Ehpad » : liberté d’aller et de venir, prise en compte du consentement, droit au maintien des liens familiaux, respect de la dignité, manque de moyens et de personnel… La Covid-19 a mis un véritable coup de projecteur sur les maisons de retraite, qui étaient jusqu’à présent un angle mort de notre société. Mais cette terrible situation n’a pas commencé par la crise sanitaire, puisque ce sont plus de 900 réclamations dénonçant les conditions et les modalités d’accompagnement médicosocial qui ont été adressées au Défenseur des droits ces six dernières années5. Cette question n’intéresse pas seulement les décideurs publics et privés, elle ne devrait pas non plus être la seule préoccupation des personnes âgées ; elle constitue un sujet éminemment politique qui interroge une certaine vision de la société. Que vous ayez sept ans, trente-cinq ans, soixante-huit ans ou quatre-vingt-quinze ans, les maisons de retraite nous concernent tous et peuvent constituer un enjeu collectif et fédérateur.

Si l’expression « maison de retraite » signifie que l’on retire ces personnes du monde, il est urgent de repenser ces établissements pour remettre leurs résidents au cœur du monde. Nous avons l’impression que la maison de retraite est posée là, comme un îlot au milieu de l’océan sans aucun lien avec le quartier. Si vous habitez à côté de l’une d’entre elles et que vous n’avez pas un membre de votre famille qui y réside, pourquoi y aller ? Et si les maisons de retraite étaient aussi des incubateurs de startups, des restaurants6, des crèches, des musées et des salles de sport, cela aboutirait-il vraiment à une confusion des choses ? Il faut faire des maisons de retraite des lieux ouverts sur le quartier, sur la ville, où toutes les générations se rencontrent et font des activités ensemble. Bien sûr, tous les amoureux des normes nous diront que le sujet est compliqué, qu’un bâtiment accueillant un public âgé a des normes particulières, parfois incompatibles avec les normes d’un bâtiment accueillant d’autres publics ou d’autres activités… Il est temps d’en finir avec ces normes, ces réglementations, ces lois, basées sur une « pulsion d’homogénéité7 », qui rangent systématiquement les individus dans des cases et qui créent des fractures sociales, générationnelles et territoriales. Un restaurant est un restaurant, un incubateur de startup est un incubateur de startup, une maison de retraite est une maison de retraite… Sommes-nous vraiment certains qu’il s’agit là de la société que nous voulons ?

Certes, un chat sera toujours un chat, mais pourquoi avons-nous toujours besoin de ranger les citoyens, les choses, les idées, les activités, les bâtiments, les usages, dans des cases ? Ne voyons-nous pas que ces étiquettes que nous croyons rassurantes et que nous passons nos vies à coller sur les autres et sur les choses nous font complètement passer à côté de la réalité du monde ? Ne comprenons-nous pas qu’elles nous conduisent, malgré nous, à faire mal à cette réalité, en la découpant en morceaux ? Nous abordons le monde avec un cerveau en forme d’armoire avec tiroirs. À force de vouer depuis des siècles un culte à l’identité – à l’identique –, nous avons oublié que le monde est fondamentalement hybride, c’est-à-dire hétéroclite, mélangé, contradictoire, et que dans un monde hybride il faut apprendre à s’hybrider et à hybrider8 !

Hybridons les maisons de retraite avec les musées, les restaurants, les salles de sport, les crèches, les incubateurs de startup et les théâtres, pour qu’elles accueillent d’autres publics, pour qu’elles soient des lieux de vie, des terrains d’apprentissage, des leviers de rencontres et de croisement9. Il ne s’agira pas de se contenter de juxtaposer des espaces, des publics, des usages, mais de créer les conditions nécessaires aux rencontres entre toutes ces personnes, tous ces usages, toutes ces activités, malgré leurs différences, malgré – parfois – les contradictions, afin qu’il y ait métamorphose de chacun par le contact de l’autre. Pour que les personnes âgées n’aient plus à se retirer du monde, nous allons devoir innover pour qu’elles restent, pour qu’elles reviennent, pour qu’elles se métamorphosent et qu’elles nous aident nous aussi à nous métamorphoser. Et ces maisons de retraite se transformeront en « maisons de jubilation » ! L’hybridation générationnelle n’est pas seulement un droit, elle devrait être un devoir humain fondamental !

 

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