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Publié par La Tribune Franco-Rwandaise

Pour la première fois dans l’histoire de l’Union, cette claque infligée à Paris par Sydney, Washington et Londres est en train de devenir une affaire européenne. Joe Biden a donné sans le vouloir un sacré coup de fouet à l’intégration politique du vieux continent, notamment en matière de défense.

par Jean Quatremer, correspondant à Bruxelles (UE)

publié le 20 septembre 2021 à 21h13

A priori, l’affaire est entendue : l’annulation par l’Australie du contrat portant sur l’achat de douze sous-marins au profit de submersibles Américains est un sujet strictement hexagonal, le commerce des armes étant une compétence souveraine des États membres de l’Union. Pourtant, et pour la première fois dans l’histoire de l’Union, cette claque infligée à Paris par Sydney, Washington et Londres est en train de devenir une affaire européenne, une véritable révolution copernicienne dans le domaine de la sécurité. Non seulement les ministres des Affaires étrangères de l’Union vont en discuter lundi soir en marge de l’Assemblée générale de l’ONU à New York, mais la présidente de la Commission n’a pas hésité à sortir du bois sur CNN, ce lundi, preuve de la gravité de l’instant : «l’un de nos États membres a été traité d’une manière qui n’est pas acceptable […] Nous voulons savoir ce qui s’est passé et pourquoi». Charles Michel, le président du Conseil européen des chefs d’Etat et de gouvernement en a rajouté une couche en dénonçant, à New York, le «manque de loyauté» des Américains.

Normalement, les autorités européennes évitent de prendre parti pour ou contre un État membre, surtout dans un domaine qui ne relève pas de la compétence de l’Union, car ils sont censés représenter l’intérêt général communautaire. Or, en matière de défense, les intérêts des capitales européennes sont particulièrement divergents, une majorité d’entre eux ne voulant surtout pas déplaire au grand frère américain. C’est pour cela, d’ailleurs, qu’il n’y a jamais eu de «préférence communautaire» en matière d’armement, acheter américain étant une façon comme une autre de payer un tribut au pays qui est censé assurer leur sécurité via l’Alliance Atlantique.

«America is back»

Mais les temps changent, Joe Biden venant d’administrer la démonstration, entre la débâcle afghane et l’affaire des sous-marins australiens, que son «America is back» n’est en réalité que la poursuite, sous un vocable plus diplomatique, du «America first» de Donald Trump : unilatéralisme, défense brutale des intérêts nationaux et mépris des alliés sont toujours à l’ordre du jour. Si la France n’a jamais entretenu d’illusion sur le président démocrate, la réorientation de la politique étrangère américaine s’inscrivant dans un temps long qui remonte à l’effondrement du communisme, ce n’est pas le cas de ses alliés européens, et notamment de l’Allemagne, qui ont voulu croire à un «retour à la normale», c’est-à-dire à des États-Unis gendarme bienveillant du monde… Le réveil est brutal. «Après la chute de Kaboul, les Allemands nous ont dit qu’ils auraient mieux fait de nous écouter», nous confie un diplomate français de haut rang.

Autrement dit, les deux mauvais coups infligés à ses alliés européens par le président démocrate obligent ces derniers à regarder le monde tel qu’il est. Dès lors, la question de «l’autonomie stratégique», un concept porté par Emmanuel Macron, se retrouve tout en haut de l’agenda européen, et ce, à la veille de la présidence française de l’Union du premier semestre 2022. Le 15 septembre, Ursula von der Leyen, dans son discours annuel sur l’état de l’Union, a d’ailleurs repris à son compte ce concept, sans citer l’affaire australienne, en plaidant pour que l’Union ait les capacités d’intervenir dans les régions où ni l’OTAN ni l’ONU n’ont vocation à le faire, pour une industrie européenne de défense et pour la mise en place d’une stratégie indo-pacifique, notamment afin de contrer les nouvelles «routes de la soie» chinoises. Afin de tester la volonté politique des Vingt-sept de s’engager dans cette voie, elle a même annoncé qu’un sommet européen sur la défense serait organisé sous présidence française.

«Autonomie stratégique»

Le problème est que ce genre de grand-messe n’a jamais débouché sur des actions concrètes. En ira-t-il différemment cette fois-ci ? «On n’en est plus au sommet d’Helsinki en 1999 sur la création d’une force de réaction rapide de 60 000 hommes qui n’a jamais vu le jour», affirme le diplomate cité plus haut : «l’urgence n’était pas perçue et le monde n’avait rien à voir avec ce qu’il est aujourd’hui. Un ambassadeur d’un pays du nord m’a dit que la France a eu raison avant tout le monde et que les pays européens ont manqué de vision stratégique». De ce point de vue, la claque australienne fait clairement les affaires d’Emmanuel Macron qui avait scandalisé ses alliés en affirmant, en novembre 2019, que l’OTAN était en état de «mort cérébrale».

On peut voir une preuve supplémentaire dans le fait que les Européens prennent enfin conscience de la brutalité du monde dans les mesures de rétorsion dont l’Australie risque de faire les frais. En effet, l’accord de libre-échange que l’Union négocie depuis 2018 avec Sydney, et à sa demande, ne devrait pas voir le jour avant longtemps. «On ne vit pas dans un monde naïf, mais le respect de la parole donnée c’est la condition de la confiance entre démocraties et entre alliés. Donc il est impensable d’avancer sur la négociation commerciale comme si de rien n’était avec un pays dans lequel on n’a plus confiance», a ainsi tranché Clément Beaune, le secrétaire d’État aux Affaires européennes. Si les autres capitales européennes restent prudentes, ce n’est pas le cas du Parlement européen qui est décisionnaire en la matière : «La volonté de faire des compromis, du côté européen, a certainement diminué maintenant», a déclaré au site Politico Europe l’eurodéputé Bernd Lange, président de la commission Commerce international. Qu’il soit Allemand et social-démocrate, sans doute la couleur politique du futur chancelier, en dit long sur l’évolution des mentalités : désormais, la solidarité européenne joue aussi dans les domaines de souveraineté nationale. Autant dire que Joe Biden a donné sans le vouloir un sacré coup de fouet à l’intégration politique du vieux continent.

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