D’inévitables voisins

Si le Belge, touché par le syndrome des réseaux sociaux, semble donc gagner en susceptibilité, les relations avec l’outre-Quiévrain n’ont jamais été tranquilles, poursuit l’historienne. “Comme toute relation de voisinage, celle qui unit la France et la Belgique est complexe, faite de nuances et d’évolutions, insensibles ou brutales. Le partage d’une langue et d’une culture largement communes avec une partie des Belges accorde également à la France une place particulière, sans pour autant immuniser contre les stéréotypes croisés et les incompréhensions mutuelles.

Dieu sait pourtant si l’on s’est côtoyés. Sur un champ de bataille, ou au fil de denses relations commerciales, culturelles, politiques et diplomatiques, Belges et Français ont toujours croisé le fer et le gant. Impossible d’ailleurs de retracer ici la ligne du temps de ces relations. Après 1830 cependant, la jeune Belgique encourage “tout ce qui peut différencier le Belge du Français. Il semble indispensable de cultiver une distance. On s’emploie donc à magnifier le passé flamand, l’art flamand – ce terme recouvrant en fait l’art des Pays-Bas dans leur ensemble – tout en diffusant le mythe des ‘occupations étrangères’ (espagnole, autrichienne, française, hollandaise) et en favorisant la ‘légende noire’ de l’époque française.”

“Pour qui il se prend celui-là ?”

Du fait que la France a longtemps lorgné ses provinces, la méfiance reste accrochée aux basques du Belge. Conscient de sa petitesse, il sait qu’il a toujours habité un champ de bataille que se disputaient ses puissants voisins. “Nous ne sommes pas un peuple d’envahisseurs, mais un peuple d’envahis, soulignait en 2015 dans La Libre Piet Chielens, le coordinateur du musée In Flanders Fields.

L’histoire belge est “une histoire extrêmement violente, celle d’une population transbahutée au fil des siècles, notait dans les mêmes pages le journaliste François Brabant. On peut concevoir que le pays en ait gardé une méfiance viscérale pour les démonstrations de force de quelque autorité que ce soit. L’essayiste Geert Van Istendael parle à ce sujet d’un ‘anarchisme petit-bourgeois’. Sous les dehors du conformisme, les Belges cachent un esprit de rébellion qui tient à la fois de l’égoïsme (‘Je fais ce que je veux, le reste, je m’en fous’) et de la modestie obligatoire (‘Pour qui il se prend, celui-là ?’).”

Le langage de l’à-peu-près et l’approchant

Il y a l’histoire, certes, il y a aussi la culture qui colore nos relations. À cet égard non plus, le Belge ne peut se défaire de sa grande sœur la France ni de Paris, sa capitale qui règne sans partage sur la culture francophone. Pire : cette grande sœur est une belle-mère scrupuleuse qui fixe la langue de son usage. Avec la périphérie, en retard sur le parler parisien, le décalage est dès lors inévitable. Si le Belge distingue encore oralement “brin” et “brun”, s’il accentue ses r, c’est qu’on le faisait à Paris, avant de l’abandonner.

Le français est la langue la plus institutionnalisée qui soit, insiste le spécialiste des sciences du langage Jean-Marie Klinkenberg, dans ses Petites Mythologies belges. Inévitablement, le Belge parle donc mal. “Comme tous les membres des collectivités francophones périphériques, il croit à son infériorité linguistique. On le lui a dit : il cultive l’à-peu-près, l’à-côté et l’approchant. Il parle un français de frontière, empâté, un peu poisseux, obscène peut-être. […] Et de fait, je ne connais aucun Belge qui, passant la frontière, ne rajuste discrètement son parler, comme on rectifie son nœud de cravate avant d’entrer dans le bureau du patron.”

Ce pays qui ne doute pas de lui-même

Pour comprendre les deux pays, toucher du doigt les différences, François Brabant a roulé sur les 620 kilomètres de frontières qui les distinguent. Il en garde une besace de souvenirs, et de très belles pages, rédigées dans la revue Wilfried, dont il est rédacteur en chef.

Sous le coup de la mondialisation économique et culturelle, la toile de fond entre nos deux pays est de plus en plus identique, il faut le rappeler. Néanmoins, des différences existent. Ainsi, alors qu’aucune géographie particulière ne distingue le village français de son voisin belge situé à 3 kilomètres, je n’ai pu que constater un jetlag d’une heure. Inévitablement, on ne soupe pas à la même heure de part et d’autre de la frontière. C’est frappant de voir à quel point une limite administrative marque de son empreinte la vie concrète des gens. Ces différences relèvent d’un way of life impalpable. Une façon de se comporter transmise inconsciemment de parents à enfants, d’instituteurs à élèves, de voisins à voisines… Si on filmait des Belges et des Français au restaurant, dans la rue ou au supermarché, on distinguerait une manière d’être, de se poser, d’interagir différente. Comme si les corps ne se tenaient pas de la même façon. Il s’agit de détails à ne pas monter en épingle, sur lesquels il est difficile de placer des mots, mais tout de même… La France est un pays qui ne doute pas de lui-même, il y a donc chez les Français un côté plus direct, plus assuré, plus fin, plus cassant, dur et froid peut-être. Et chez les Belges un côté plus prévenant, plus arrondi, mais aussi un peu engourdi et maladroit. Bruxelles est ‘capitale de l’épaisseur’, écrivait ainsi Marguerite Yourcenar…

L’orgueil inversé du “petit” Belge

Pour le Belge, la France est donc la grande sœur admirée, aimée, dans les bras de laquelle on se jette l’été venu ; la grande sœur si sûre d’elle aussi, un peu agaçante et qui – horreur – ne nous regarde qu’à peine, reconnaît François David, professeur de relations internationales à l’université du Littoral Côte d’Opale. “Ce n’est pas propre à la Belgique – les électorats occidentaux ont un désintérêt profond pour ce qui se passe à l’étranger – mais je pense que la moitié des Français pensent que les Belges parlent tous la même langue. Et très peu savent qu’il s’agit d’un pays fédéral. En réalité, il y a une intériorisation en France de ce que les Britanniques nous ont imposé en 1830, nous intimant l’ordre de ne plus nous mêler de la Belgique…

Face aux voisins français, les Belges cultivent dès lors un mélange de complexes, mais rehaussés, avouons-le, d’un certain orgueil inversé. L’orgueil de se croire libres de tout héritage, de se penser “ouverts, accueillants, débonnaires, de se croire insignifiants, habitants fortuits d’un pays issu du hasard des conflits… [Les Belges] apprécient [donc] aussi de rire de leurs puissants voisins aux poses matamoresques, notait le sociologue Christophe Mincke en 2016 dans Le Monde. Et cela d’autant plus quand leur équipe nationale peut enfin prétendre aux trophées.

L’arbre qui cache la forêt

Inutile cependant de tirer des conclusions. “En relations internationales, les sentiments fluctuent et ne sont jamais une base certaine”, note encore François David. Même d’un point de vue linguistique, les institutions parisiennes valorisent davantage les parlers périphériques qu’auparavant. Sans oublier les nombreux liens entre les deux pays, qui offrent à chacun de cultiver une relation particulière avec le voisin.

“Il faudra voir enfin à quel point la culture numérique atténuera les way of life qui nous distinguent, interroge François Brabant. En réalité, l’exacerbation des tensions que l’on sent dans le sillage du football est sans doute l’arbre qui cache la forêt de relations profondément plus apaisées entre nos deux pays, conclut Catherine Lanneau. Ne fût-ce que d’un point de vue commercial, si les liens avec la France demeurent privilégiés, l’Allemagne et les Pays-Bas sont tout autant sollicités. On a quitté l’ère de la francophilie lyrique pour celle de l’amitié contractuelle. En somme, on pourrait dire que les relations franco-belges ont mûri, qu’elles sont devenues plus adultes, plus égalitaires et, partant, peut-être plus solides.

Certes, mais gare tout de même au prochain penalty litigieux.

Bosco d'Otreppe
Lire l’article original