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Publié par JMVN

Par Abdul-Ruzibiza.jpgHervé Cheuzeville

Abdul Ruzibiza est mort en Norvège, il y a deux semaines. Il avait 40 ans.

Ce nom  ne dira sans doute rien au plus grand nombre. Ruzibiza était un lieutenant rwandais, d’origine tutsi. Il avait grandi en exil au Burundi. En 1990, comme de nombreux autres jeunes Tutsi de l’extérieur, il rejoignit le Front Patriotique Rwandais qui, le 1er octobre de cette année-là, avait lancé une offensive armée contre le régime du président Juvénal Habyarimana, à partir du territoire ougandais. Ruzibiza participa à toutes les étapes de cette guerre sanglante, qui s’acheva avec la prise de Kigali en juillet 1994. Une grande partie de sa famille restée au Rwanda disparut dans les massacres anti-tutsi perpétrés par les milices hutu. Lui-même, au sein de l’armée de Paul Kagame, fut le témoin des massacres à grande échelle commis par cette armée, lors de son avancée en territoire rwandais. Massacres visant principalement les populations hutu.

En 2001, Ruzibiza s’enfuit en Ouganda. Interrogé par les services secrets de plusieurs pays, dont ceux de la France, il fut exfiltré afin qu’il puisse témoigner  chez le juge Bruguière, en charge à l’époque du dossier de l’attentat contre l’avion présidentiel rwandais d’avril 1994. Cet attentat avait coûté la vie au président Habyarimana, à son homologue burundais, ainsi qu’à plusieurs hauts responsables civils et militaires rwandais. Une enquête avait été ouverte en France car les pilotes français de l’avion avaient également trouvé la mort, et leurs familles s’étaient portées partie civile. Le témoignage de Ruzibiza était accablant : selon lui, c’était un certain « Network Commando », issu de l’Armée Patriotique Rwandaise, qui avait abattu l’avion, à l’instigation et sur l’ordre du chef de cette dernière, l’actuel président du Rwanda, Paul Kagame. Ruzibiza affirmait même avoir fait partie de ce Network Commando.

Rappelons que c’est la mort d’Habyarimana qui fut la cause première du paroxysme de massacres commis durant les horribles « cents jours » qui suivirent (avril – juillet 1994). La Norvège accorda l’asile politique à Ruzibiza. Il développa ensuite son témoignage pour en faire un livre, un gros pavé intitulé « Rwanda, l’Histoire secrète[1] ». Dans son ouvrage, Ruzibiza détaillait méthodiquement tous les massacres et autres assassinats perpétrés par l’APR, pendant et après  la guerre de 1990-94, ainsi que la préparation et l’exécution de l’attentat contre l’avion présidentiel.  J’ai lu ce livre. Le récit de Ruzibiza est souvent insoutenable, mais j’ai été ému par son profond écœurement face à toutes ces tueries qui ensanglantèrent son malheureux pays, tant celle commises par ceux qui furent ses ennemis que par celles accomplies par son propre camp. J’ai eu l’impression, au fil de ma lecture, que Ruzibiza était un homme tourmenté et profondément désespéré par tout ce qu’il avait vu, par tout ce à quoi il avait dû participer, alors qu’il n’était encore qu’un jeune homme (il avait 20 ans au début de la guerre). J’ai senti qu’en écrivant ces centaines de pages, Ruzibiza tentait de soulager sa conscience.

En 2006, c’est la publication du rapport du juge Bruguière, suivi par l’émission de mandats d’arrêts internationaux à l’encore des plus hauts responsables rwandais[2],  qui amena le régime de Kigali à rompre ses relations diplomatiques avec la France.  En 2008, alors que la France, à l’instigation de Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et grand ami de Paul Kagame et de son régime, tentait de renouer avec le Rwanda, Ruzibiza se rétracta. Il affirma que le « Network Commando » était une invention et il accusa Bruguière d’avoir cherché à l’instrumentaliser. Le gouvernement français cherchait à l’époque à décrédibiliser le contenu du rapport du juge, afin de parvenir à une réconciliation avec le gouvernement rwandais. La rétractation de Ruzibiza tombait donc à pic. En juin dernier, il fut à nouveau entendu, cette fois par le juge Trévidic, qui avait entre-temps repris le dossier. Selon l’écrivain-journaliste Pierre Péan, Ruzibiza aurait confirmé son témoignage initial, et il aurait même affirmé s’être rétracté pour des raisons de sécurité.

Moins de trois mois après son nouveau témoignage, Abdul Ruzibiza est donc mort, de causes « naturelles », parait-il. La coïncidence est cependant troublante, d’autant que de nombreux opposants et dissidents rwandais ont eux aussi trouvé la mort à l’étranger, depuis l’arrivée au pouvoir de Paul Kagame.

Hervé Cheuzeville

(8 octobre 2010

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