LETTRE DE PAUL RUSESABAGINA A NICOLAS SARKOZY CONCERNANT L'INTERPELLATION DE Mme HABYARIMANA
Paul Rusesabagina Chicago, le 09 mars 2010
Fondation Hotel Rwanda Rusesabagina
P. O. Box 11001
Chicago, IL 60611-0001
Son Excellence Nicolas Sarkozy
Président de la République Française
Objet : L’interpellation de Mme Agathe Habyarimana
Monsieur le Président,
Au nom de l’organisation Fondation Hotel Rwanda Rusesabagina et en mon nom personnel, permettez-moi de vous exprimer ma profonde consternation suite à l’interpellation de Mme Agathe Habyarimana, veuve de l’ex-Président rwandais Juvénal Habyarimana, par le Parquet général de Paris le mardi le 2 mars 2010. Permettez-moi aussi de préciser, d’entrée de jeu, que c’est à titre d’humanitaire et de victime de la tragédie de 1994 que je vous fais part de mes vives préoccupations qui concernent à la fois le motif et la portée de cette interpellation, ainsi que la période au cours de laquelle elle survient. Une chose est sûre: s’il faut absolument qu’il y ait procès, le dossier judiciaire de Mme Habyarimana devrait être décidé par le Tribunal Pénal International pour le Rwanda et non par le régime de Kigali incapable de délivrer une justice équitable et impartiale.
Monsieur le Président,
Le public et moi-même avons appris que Mme Agathe Habyarimana a été interpelée sur base d’un mandat d’arrêt international émis par le Rwanda et au motif qu’elle aurait participé à la planification du génocide de 1994. Cette interpellation, qui intervient au lendemain de votre visite à Kigali, où il n’y a pas très longtemps le régime broyait du noir contre la France au point de rompre ses relations diplomatiques avec votre pays suite aux mandats d’arrêt français incriminant de hauts dignitaires du FPR dans l’attentat mortel contre l’avion de l’ancien Président Rwandais Juvénal Habyarimana le 6 avril 1994, sent des relents de représailles. En effet, une plainte déposée par Mme Habyarimana et d’autres plaignants avait été à l’origine de l’enquête française. Cette interpellation est d’autant plus absurde que Mme Habyarimana n’a pas une seule fois été réclamée pour poursuites judiciaires par le TPIR, depuis 16 ans que ce tribunal existe. La veuve de l’ancien chef de l’Etat Rwandais n’était donc suspecte, jusque la semaine dernière, qu’aux seuls yeux du régime rwandais; aujourd’hui elle l’est aussi aux yeux de la justice française. En d’autres termes, Paris et Kigali veulent faire croire au monde entier que Mme Habyarimana, qui n'a jamais présidé ni assisté à aucun conseil du gouvernement ni de l'Etat-major de l'armée rwandaise, aurait donc eu l'autorité de se servir des structures militaires et gouvernementales en place pour planifier et exécuter l'élimination de son propre mari, le Président Juvénal Habyarimana, et de son propre frère, le Colonel Elie Sagatwa, tous deux morts dans l’avion le 6 avril 1994, afin de réaliser son plan de génocide.
Monsieur le Président,
Cette mise en accusation en France de l’ancienne première dame rwandaise est d’une porté grave à la fois préjudiciable à l’image de la France et à la mémoire des victimes du génocide rwandais. D’abord, Monsieur le Président, assurez-vous que depuis 16 ans, les Rwandais savent parfaitement bien, malheureusement sans pouvoir rien y faire, celui qui est à l’origine de leur malheur de 1994, d’avant 1994, et d’après 1994, et le suspect n’est pas celle que la justice française vient de mettre sur le banc des accusés. Or, très curieusement, l’action judiciaire de la semaine dernière semble dire à haute voix que la France se moque allègrement de l'intelligence des Rwandais, de notre tragédie nationale qui a emporté plus d'un million de nos frères et soeurs, et de la douleur des proches de ceux qui ont péri dans l'avion, sans oublier celle des citoyens français et burundais. Ensuite, jusque la semaine dernière, il était impensable que la France, grand pays membre du conseil de sécurité des Nations-Unies à l'avant garde de la défense des droits de la personne, puisse abdiquer son image de marque dans le combat qui, fièrement, moralement et historiquement, devrait être le sien: celui de la justice et de la vérité, celui de la lutte contre l'inhumanité de l'homme envers l'homme. Quand on vous voit, à Kigali, encadré de droite par le général Paul Kagame et de derrière par le chef d‘Etat-major de l’armée et le commissaire national de la police rwandaise, dont deux sont responsables du plus grand nombre de morts depuis la deuxième guerre mondiale et sont également visés par les mandats d'arrêt français, on mesure l’ébranlement de l’autorité de la justice française et l’embarras du peuple français. N’est-t-il pas honteux que la France, chantée journellement par le régime actuel de Kigali comme ayant activement pris part à la tragédie rwandaise, ne cherche même pas à se blanchir devant le monde et l'histoire en exigeant la mise sur pied d'une enquête internationale neutre sur le drame rwandais, à défaut de faire exécuter les dispositions judiciaires du rapport d’enquête de la justice française?
Il est inacceptable qu’on veuille aujourd’hui, pour des fins politiques et sans preuves judiciaires, transformer en monstre une femme qui a elle-même été endeuillée par ceux qui ont déclenché le génocide en abattant l’avion de son mari. Attaquer la dignité de Mme Habyarimana en se basant uniquement sur des allégations farfelues du régime de Kigali revient non seulement à ajouter à son chagrin mais aussi à porter atteinte à la dignité du peuple rwandais lui-même. Si la France veut jouer le jeu calomnieux pratiqué à outrance par le régime de Kigali contre ses ennemis politiques, ou alors celui de la grande commercialisation sans sentiments du génocide rwandais au grand dam des victimes, c’est son droit mais c’est un mauvais choix. Si la France n’est pas moralement choquée par l’exposition commerciale cynique à travers tout le Rwanda des ossements humains des victimes d’origine sociale humble au moment où les proches parents des dignitaires ont été enterrés dans le respect qui leur revient; si la France n’est pas scandalisée par les simulacres annuels de deuil national, comme ce sera le cas le mois prochain, c’est son droit mais c’est un mauvais choix devant l’histoire.
Le fait que cette interpellation survient directement après votre visite au Rwanda est également loin d’être rassurant en ce qui concerne les avantages que le peuple rwandais avait toutes les raisons d’attendre du rétablissement des relations entre votre pays et le Rwanda. Il montre d’une part que Mme Habyarimana risque d’être une monnaie d’échange pour le retour de la France dans les bonnes grâces du général Paul Kagame et laisse craindre, d’autre part, la démission de la France dans la défense des droits de la personne face au régime de Kigali. Cette impression est renforcée par le fait que, paradoxalement, votre gouvernement ne déploie aucun effort, ni pour défendre l’honneur des militaires français qui ont participé à l’opération Turquoise et qui sont injustement salis par le régime de Kigali, ni pour exécuter les mandats d’arrêt du juge Jean-Louis Bruguière contre les officiers rwandais soupçonnés d’avoir abattu l’avion du président Habyarimana.
Monsieur le Président, mon intervention ne vise surtout pas à forcer votre gouvernement à s’aligner derrière l’une ou l’autre composante de la population rwandaise. Elle vise plutôt à emmener la France à encourager et appuyer le peuple rwandais dans sa lutte pour la démocratie et le respect des droits de la personne. Elle vise aussi à faire éviter à la France la répétition des graves erreurs d’appréciation que vous avez vous-même dénoncées à Kigali. Malheureusement, malgré cet effort louable de reconnaissance des erreurs du passé, votre décision de renouer diplomatiquement avec le Rwanda a l’air d’être une autre erreur d’appréciation, puisqu’elle intervient au moment où l’appui populaire au régime du FPR est au plus bas, comme le prouvent les événements survenus à Kigali ces dernières semaines.
Aussi, je voudrais conclure en vous demandant encore une fois de tout mettre en œuvre pour que la France ne commette pas l’erreur grave de remettre Mme Habyarimana entre les mains de la justice rwandaise, mais plutôt entre celles du TPIR à Arusha s’il y a suffisamment de preuves pour en arriver là. Je voudrais aussi vous demander de nous rassurer que la France veut rester du côté des valeurs qui ont fait sa réputation comme pays des droits de la personne et d’éviter que le rétablissement des relations avec le Rwanda ne se solde par des pertes en vies humaines. Une des meilleures démarches pour y arriver est de donner l’assurance que votre gouvernement croit en l’action judiciaire des magistrats français qui ont identifié les auteurs de l’attentat du 6 avril 1994 ayant plongé notre pays dans la catastrophe, afin de permettre l’avènement au Rwanda d’une justice juste. Une autre contribution importante de la France serait sans doute d’amener le général Paul Kagame à s’asseoir avec toute son opposition politique, comme cela est réclamé constamment par la majorité des rwandais, en vue d’établir ensemble les modalités de gestion politique et économique future de notre pays. Le peuple rwandais vous en saurait énormément gré et le peuple français en serait hautement agrandi.
Paul Rusesabagina
Président,
Fondation Hotel Rwanda Rusesabagina
Copie:
- Monsieur Ban Ki-moon, Secrétaire Général des Nations-Unies
- Membres du Conseil de Sécurité des Nations-Unies (tous)
- Monsieur Herman Van Rompuy, Président de l’Union Européenne
- Monsieur Jean Ping, Président de l’Union Africaine
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