Le Rwanda, le génocide et la justice française
Le monde.fr du 21 septembre 2010
C’était une décision attendue. La Cour d’appel de Versailles a refusé le 15 septembre dernier l’extradition vers le Rwanda d’Eugène Rwamucyo, 51 ans, soupçonné d’être impliqué dans le génocide qui a causé en 1994 la mort de 800 000 Tutsis et Hutus modérés.
Ce médecin rwandais, qui exerçait jusqu’en avril dernier à l’hôpital de Maubeuge, est accusé par Kigali d’avoir participé à des réunions de responsables génocidaires à Butare, dans le sud du pays, dont l’une sous l’égide du Premier ministre de l’époque, Jean Kambanda, condamné à la perpétuité par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). Ne s’exprimant pas sur le fond du dossier, la Cour a estimé que toutes les garanties n’étaient pas réunies pour qu’il bénéficie d’un procès équitable au Rwanda et l’a remis en liberté.
Eugène Rwamucyo avait été interpellé le 26 mai dernier par la police municipale de Sannois, en région parisienne, alors qu’il assistait aux obsèques d’un autre Rwandais, Jean-Bosco Barayagwiza, condamné par le TPIR et décédé en prison. Figurant sur la liste des 93 personnes recherchées par le Rwanda, Rwamucyo avait été condamné par contumace en 2007 à la réclusion criminelle à perpétuité. Suite au mandat d’arrêt international émis à son encontre, il avait été placé sous écrou extraditionnel.
L’homme fait toujours l’objet d’une fiche de recherche d’Interpol pour génocide et crimes de guerre et demeure visé par une information judiciaire ouverte à Paris en février 2008 pour génocide, crimes contre l’humanité et complicités après une plainte déposée par le Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR), qui dit avoir recueilli suffisamment de témoignages pour n’avoir “aucun doute sur sa participation à la planification du génocide”.
L’affaire Rwamucyo n’est en réalité qu’une des nombreuses pièces du véritable mécano judiciaire que constitue la traque des génocidaires rwandais. Un système complexe qui fait intervenir à la fois le Tribunal pénal international pour le Rwanda - qui a primauté de juridiction -, la justice nationale rwandaise et la justice interne d’autres pays agissant en vertu du principe de compétence universelle.
Plaintes déposées auprès du Tribunal de grande instance (TGI) de Paris contre des ressortissants rwandais, auprès du Tribunal des armées contre l’armée française, demandes d’extradition émises par la justice rwandaise, suspects réclamés par le TPIR, mandats d’arrêt internationaux lancés par le juge Bruguière contre plusieurs membres du Front Patriotique Rwandais (FPR) et le président Kagamé lui-même… : en France s’enchevêtrent ainsi de multiples procédures qui compliquent la tâche des magistrats nationaux, particulièrement ceux du TGI de Paris, peu nombreux à travailler sur ces dossiers et jusqu’ici dotés de moyens insuffisants pour accomplir leur mission.
Ceci explique sans doute l’extrême lenteur des enquêtes mais ce n’est pas la seule raison. Les péripéties judiciaires des affaires rwandaises se déroulent depuis quinze ans sur une toile de fond éminemment politique : celle de l’histoire trouble des relations franco-rwandaises qui ont freiné les procédures jusqu’en 2006, pour aujourd’hui favoriser la poursuite, non sans quelques heurts, des criminels présumés devant les tribunaux français.
Après la reprise du pouvoir à Kigali par les Tutsis, la France accueille sur son territoire des Rwandais se présentant comme des réfugiés menacés par le nouveau pouvoir. A l’époque, les autorités se montrent peu regardantes sur la véritable identité des exilés, parmi lesquels se trouvent d’anciens génocidaires dont certains ne seront jamais inquiétés par la justice française.
Les premières plaintes sont déposées par les organisations FIDH et Survie contre le prêtre Wenceslas Munyeshyaka - plusieurs fois arrêté et remis en liberté -, le médecin Sosthène Munyemana et l’ancien préfet Laurent Bucyibaruta. Par la suite, la quasi-totalité des plaintes déposées en France le seront par une petite association, le Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda , créée à Reims en 2001 à l’initiative d’un ancien professeur de français et ancien coopérant, Alain Gauthier, et de sa femme rwandaise Dafroza, dont la famille a été décimée lors du génocide. Le couple se rend régulièrement au Rwanda et travaille sans relâche à un patient montage de dossiers sur les génocidaires localisés en France.
Mais la justice traîne. Pire encore, la rupture diplomatique entre Paris et Kigali, provoquée par l’émission des mandats d’arrêt du juge Bruguière en 2006, empêche les juges d’instruction d’enquêter au Rwanda et bloque totalement les procédures. En juin 2004, la Cour européenne des droits de l’homme a condamné la France pour sa lenteur dans l’affaire du père Munyeshyaka, ouverte dès 1995. Seize ans après, son cas fait partie de la quinzaine de dossiers rwandais toujours en cours d’instruction devant le TGI de Paris.
La situation a toutefois quelque peu changé. En février 2010, Nicolas Sarkozy s’est rendu à Kigali sceller la réconciliation entre les deux pays - dont les relations ont été officiellement rétablies en novembre 2009 - après trois ans de brouille. Au cours de cette visite, la première d’un président français au Rwanda depuis le génocide, le chef de l’Etat a affirmé sa volonté que “tous les responsables du génocide soient retrouvés et soient punis (..) où qu’ils se trouvent” tout en rappelant être tenu par “l’indépendance de la justice”.
Dans la foulée de cette visite, plusieurs dossiers mis en sommeil ont refait surface, tel celui d’Eugène Rwamucyo et surtout celui d’Agathe Habyarimana, la veuve du président assassiné en 1994, arrêtée il y a quelques mois dans l’Essonne sur la base d’un mandat d’arrêt international émis par les autorités rwandaises qui réclament son extradition pour sa participation présumée à la planification et à l’organisation du génocide.
Réfugiée à l’ambassade de France au début des massacres, Agathe Habyarimana avait été évacuée vers Paris par les militaires français lors de l’opération Amaryllis (8-14 avril 1994). Après avoir résidé au Gabon, au Zaïre et au Kenya, elle s’était installée en France en 1998. En octobre 2009, le Conseil d’Etat a refusé la demande d’asile qu’elle avait présentée cinq ans auparavant, estimant qu’il y avait des “raisons sérieuses” d’envisager son implication “en tant qu’instigatrice ou complice” dans le “crime de génocide” entre avril et juillet 1994 au Rwanda. Elle est par ailleurs l’objet d’une enquête ouverte à Paris en 2008 à la suite d’une plainte du CPCR la visant notamment pour “complicité de génocide et complicité de crime contre l’humanité”.
La chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Paris doit à présent statuer sur la demande d’extradition mais il est peu probable que cette démarche aboutisse. La justice française s’est en effet déjà opposée à quatre reprises au transfert de suspects vers Kigali, estimant que les juridictions rwandaises ne satisfaisaient pas aux normes internationales et n’étaient pas à même de garantir un “procès équitable” et l’accès à une justice indépendante.
Si l’extradition est refusée, la justice hexagonale pourra poursuivre elle-même Agathe Habyarimana en vertu du principe de compétence universelle. Idem pour Sosthène Munyemanan, un autre médecin rwandais accusé d’avoir participé au génocide en 1994, qui sera fixé sur son sort le 7 octobre par une décision de la Cour d’appel de Bordeaux.
Mais alors qu’en Belgique, la Cour d’Assises de Bruxelles a déjà organisé des procès de Rwandais impliqués dans le génocide de 1994 - tout comme la Finlande, la Suisse et le Canada -, les tribunaux français n’en ont pour l’instant jugé aucun. “Les choses bougent néanmoins, estime Simon Foreman, l’un des avocats du CPCR. Cela fait seulement un an que le Rwanda laisse venir les juges à Kigali, et que les moyens accordés à la justice française pour enquêter sur les accusations de génocide permettent d’être optimistes. Les six mois qui viennent vont être décisifs”.
En effet, quatre juges d’instruction officient à présent au sein de la section spécialisée du TGI de Paris, que devrait venir renforcer le “Pôle génocides et crimes contre l’humanité”, annoncé en janvier dernier par Bernard Kouchner et Michèle Alliot-Marie. Le réchauffement des relations diplomatiques entre Paris et Kigali a déjà permis à ces magistrats de se rendre au Rwanda pour compléter leurs enquêtes, en novembre 2009 et en janvier 2010.
Deux d’entre eux s’occupent notamment d’un dossier susceptible de déboucher en priorité sur un procès : celui de Pascal Simbikangwa, arrêté en octobre 2008 à Mayotte et transféré le 20 novembre 2009 dans une prison parisienne depuis l’île de la Réunion, où il était incarcéré pour trafic de faux papiers. Chef du Service central de renseignement (SCR) rwandais, il était recherché par Interpol pour “crimes contre l’humanité, génocide, crime organisé”.