Le juge Marc Trévidic : "Un juge d'instruction est un emmerdeur ou il n'est pas"
3 mars 2011, 06h56
Marc Trévidic occupe une place centrale au pôle antiterroriste du palais de justice de Paris avec la gestion de dossiers sensibles, tels celui de l'attentat de Karachi et celui de l'assassinat des moines de Tibihirine.
Marc Trévidic préside l'Association française des magistrats instructeurs SIPA
Marc Trévidic, juge d'instruction de 45 ans, publie un ouvrage (*) dans lequel il tente de faire comprendre son métier, ses rapports, parfois compliqués, avec sa hiérarchie et avec l'Etat.
FRANCE-SOIR Vous êtes vice-président chargé de l'instruction au pôle antiterroriste de Paris depuis presque cinq ans. Avec ce livre, vous dites avoir voulu « faire le point »...
MARC TRÉVIDIC C'est pire que ça ! Lorsque j'ai accepté de le faire, je pensais quitter « l'antiterro ». C'était à Pâques 2010, j'en avais vraiment ras le bol. Puis j'ai revu mon point de vue au fil de la rédaction. J'espère avoir fait un truc lisible, susceptible de montrer qu'un juge d'instruction antiterroriste sert à quelque chose...
F.-S. Dans cet ouvrage, vous résumez votre rôle à celui d'un « acteur de deux tragédies à la fois : la tragédie terroriste et la tragédie du meurtre programmé des juges d'instruction » – une réforme souhaitée par Nicolas Sarkozy. Dans le premier cas, que vous ont enseigné vos dossiers sur vos « clients » ?
M. T. La principale particularité, c'est qu'on n'a pas quelqu'un en face de soi qui se considère comme un délinquant ou un criminel. La plupart d'entre eux considèrent qu'ils n'ont rien fait d'anormal : ils doivent aller faire le « djihad » (le combat, en arabe, NDLR) et le terrorisme n'est jamais qu'une réponse à une agression plus grande. Ils ne font rien de criminel puisque leur référence, c'est leur propre loi. Et avoir quelqu'un en face de soi qui n'a pas de retour moral sur son acte, ou celui qu'il préparait, nous donne le sentiment d'être devant un fossé infranchissable.
F.-S. Un fossé que le juge doit pourtant franchir. Comment y arrivez-vous ?
M. T. Prenons l'exemple d'un jeune Français qui est interpellé en Syrie alors qu'il se rend en Irak. Lorsqu'il doit s'expliquer, il assure qu'il allait aider ses frères musulmans à combattre les Américains. Quand il est devant vous, il est effectivement innocent dans sa tête, mais comme un homme qui a bu avant de prendre le volant et qui ne veut pas causer d'accident. Nous devons être un peu psychologue et faire comprendre à ce jeune que la vérité n'est pas ce qu'il imagine, que la réalité, c'est qu'il va se retrouver embrigadé et amené à faire des choses qu'il n'aurait pas voulu faire. On doit lui dire : regardez les chiffres, en Irak, il y a plus de civils tués que de militaires américains, car vos amis n'ont rien à cirer des bouches inutiles. Et c'est vrai, ils n'ont pas besoin de ce type que d'ailleurs ils n'attendaient pas et qu'ils vont envoyer rapidement sur un marché avec une ceinture d'explosifs.
F.-S. Vous constatez également le pouvoir d'Internet sur ces jeunes...
M. T. A l'époque des filières irakiennes – des dossiers traités par le pôle entre 2003 et 2008 –, on a vu pour la première fois à quel point Internet pouvait avoir de l'influence sur de jeunes musulmans d'à peine 20 ans et pourtant insérés dans la société française. Ils ont l'impression qu'on méprise l'islam. Ils sont sur la défensive, se sentent agressés. Ce qui les touche le plus, ce sont les films de propagande et de bombardements en Irak. Internet a également complètement métamorphosé la façon de travailler des policiers : plus la peine de surveiller l'entrée des mosquées à Paris ou en banlieue, ça ne sert à rien.
F.-S. A la lecture de votre ouvrage, on a le sentiment que vous ne travaillez pas « en toute indépendance », comme votre statut le garantit. Pourquoi ?
M. T. Notamment parce que je ne gère pas les moyens que l'on me donne. Je trouve dommage, par exemple, que l'on arrive à mobiliser plus de 40 enquêteurs pour des histoires de cartouches dans des lettres visant des ministères et l'Elysée alors que, pour des dossiers majeurs de terrorisme, on peine à trouver un enquêteur ! Je pense que, dans l'absolu, il faut que la police judiciaire dépende de l'autorité judiciaire. Et puis, en France, on ne souhaite pas que « l'antiterro » travaille de façon indépendante. La hiérarchie nous surveille avec ce que cela suppose de politique. Et comme, selon le parquet, les juges d'instruction sont moribonds, pourquoi continuerait-il d'ouvrir des informations judiciaires nous revenant ? !
F.-S. Que voulez-vous dire lorsque vous écrivez : « Un juge d'instruction est un emmerdeur ou il n'est pas » ?
M. T. C'est encore plus vrai dans l'antiterrorisme qu'en droit commun. C'est un domaine dans lequel on me déroule le tapis rouge facilement, avec tout l'appareil d'Etat. Or, il ne faut pas rentrer là-dedans. La fonction de juge d'instruction est d'être un emmerdeur, c'est-à-dire indépendant dans son enquête et ne pas faire forcément ce que l'Etat exige. Si vous ne l'êtes pas, c'est que vous ne faites pas votre boulot. Il faut parfois savoir dire non. C'est ce qu'il y a de plus difficile.
F.-S. En quoi la volonté du chef de l'Etat de supprimer le juge d'instruction est-elle contestable ?
M. T. La France est un pays très jacobin qui centralise les acteurs de l'enquête, que ce soit le parquet ou la police. En face ? Des avocats, commis d'office, précarisés, qui, la plupart du temps ne font pas le poids. Conclusion : si vous virez le juge d'instruction, qui est la seule personne au milieu censée gérer les enquêtes de manière indépendante, tout l'édifice s'écroule. Moralité : la suppression du juge d'instruction en France est une véritable escroquerie. Si demain le parquet devient indépendant et que la police prend son autonomie, pourquoi pas ? Ce n'est, hélas !, pas ce vers quoi on se dirige...
F.-S. Est-il légitime que vos demandes de déclassification de documents secret-défense dépendent du bon vouloir de ministres alors juges et parties ? La justice antiterroriste est-elle soluble dans la raison d'Etat ?
M. T. Il faudrait trouver un système crédible, car il est anormal que ceux qui classent et tamponnent soient ceux-là même qui « détamponnent ». Il faudrait qu'une personne neutre puisse arbitrer les intérêts en présence. Ce qui, dans certains dossiers actuels, éviterait la suspicion des citoyens. Ce qui atténuerait aussi la pression médiatique. Le pouvoir doit en tout cas faire un petit effort s'il ne veut pas décourager les parties civiles et l'opinion publique.
F.-S. Vous semblez très attaché aux vieux dossiers, pourquoi ?
M. T. Parce qu'ils ne sont jamais morts. On y trouve souvent des informations pertinentes pour les affaires actuelles. A la différence du droit commun, ils dépendent aussi des fluctuations politiques. Si on prend l'exemple du Liban, j'ai beaucoup de dossiers momentanément bloqués portant sur des assassinats mettant en cause le Hezbollah. Or, je ne sais pas ce que sera la situation politique sur place dans cinq ans. Il faut donc les maintenir en vie.
F-S. Combien de dossiers gérez-vous actuellement ?
M. T. Environ 70. La plupart assez anciens, mais pas moins compliqués et difficiles à clôturer, car ils visent des crimes commis à l'étranger.
F.-S. Vous écrivez que le terrorisme est « un ennemi intérieur » qui vous « ronge ». Que voulez-vous dire ?
M. T. Intellectuellement, c'est prenant une enquête, surtout si vous êtes à contre-courant et si vous sentez un antagonisme de l'Etat. J'éprouve un mélange de stress classique, du style « je ne vais pas y arriver », et de paranoïa. Et le stress paranoïaque, c'est dangereux ! Mais mon stress provient plus de l'opposition à des gens qui peuvent me nuire, il n'a rien à voir avec celui de mes collègues de droit commun qui sont débordés, qui ont le poids d'une cinquantaine de détenus à gérer. L'antiterrorisme est une justice de luxe, malgré tout.
F.-S. Comment s'organise votre vie quotidienne ?
M. T. Sur ces trois dernières années, j'ai passé la moitié de mon temps à l'étranger. Sur un mois, je suis environ deux semaines en France. Pour la vie de famille, c'est de pire en pire. Les enfants ne s'en rendent pas compte, mais il tarde à ma femme que la plaisanterie s'arrête...
(*) Au cœur de l'antiterrorisme, de Marc Trévidic, éd. JC Lattès, 404 p., 19,50 €.