LA TRAQUE, LES CRIMINELS DE GUERRE ET MOI (Carla del Ponte)
Editions Héloïse d'Ormesson (22 octobre 2009)
ISBN-10: 2350871002
Livre de Carla Del Ponte, ancien Procureur du Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR)
En collaboration avec Chuck Sudetic
Dans les extraits qui suivent, l'ancien Procureur du TPIR raconte comment les Etats-Unis ont bloqué les enquêtes sur les crimes de génocide, les crimes contre l'humanité et les crimes de guerre commis par le Front Patriotique Rwandais de Paul Kagame contre des centaines de milliers de citoyens rwandais de l'ethnie hutu.
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….Si le gouvernement rwandais d’obédience tutsi se plaisait à exercer ce chantage aux témoins sur le Tribunal et à saboter ainsi les procès des génocidaires hutus, c’était dans l’espoir de faire fléchir le Bureau du Procureur et de le convaincre de renoncer à l’enquête spéciale qu’il avait ouverte sur des crimes qu’auraient commis en 1994 les tutsis du Front patriotique rwandais. Le procureur militaire rwandais, qui n’avait fourni aucune assistance à l’accusation, semblé désormais tout faire pour nous éviter.
Les autorités firent descendre les survivants du génocide dans la rue pour protester contre la lenteur des procédures du Tribunal, clamer que des génocidaires présumés travaillaient pour le Tribunal, occupant des postes d’enquêteurs de la défense et d’autres fonctions, et que les juges avaient laissé les conseillers de la défense humilier dans le prétoire plusieurs témoins, et notamment des victimes tutsies de viols…..l’objectif du gouvernement rwandais était de bloquer les procès des génocidaires, tant que le TPIR continuerait de laisser planer la menace d’une inculpation de dirigeants et officiers tutsis. En ceci, il cherchait manifestement à préserver la légitimité du régime tutsi et par la même, le pouvoir du président Paul Kagame.
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……Le vendredi 28 juin 2002 je me rendis avec mon équipe au complexe présidentiel de Kigali pour tenter de résoudre ce problème avec Kagame. Le président nous fit attendre vingt minutes …..il nous attendait dans une immense salon décoré dans un style rococo kitsch digne du pire Louis XV. Il avait pris place dans tout au bout de la pièce, dans un fauteuil doré qui lui tenait lieu de trône, avec un drapeau rwandais drapé derrière lui.
Pourquoi tant d’ostentations ? Me demande-je. Pourquoi faut-il qu’il en fasse des tonnes, alors que le Rwanda est dans une misère noire ? Kagame était entouré de Gérard Gahima, le procureur général du Rwanda, De Martin Ngoga, - les yeux et les oreilles du Rwanda à Arusha-, et de divers officiers de l’armée rwandaise…….je répétai à Kagame que nous avions besoin des dossiers des enquêtes du procureur militaire sur le meurtre de l’archevêque et les autres religieux et sur d’autres atrocités commises en 1994 et attribuées au FPR……ce fut le président Kagame qui se lança dans une diatribe.
« Non, déclara-t-il. Il n’est pas question ! »…..le Tribunal ne devait pas enquêter sur la milice tutsie – milice qu’il avait lui-même commandée et dont il avait fait ensuite l’armée du Rwanda.
…. « vous êtes en train de détruire le Rwanda, me lança-t-il. …. »
…..Si vous ouvrez une enquête, les gens vont penser qu’il y a eu deux génocides …Or, tout ce que nous avons fait, c’était de libérer le Rwanda. »
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…..En mai 2003, je retournai à Washington……. L’ambassadeur extraordinaire des États-Unis pour les crimes de guerre, Pierre Prosper, m’invita à rencontrer le procureur général rwandais Gérard Gahima, l’ambassadeur du Rwanda à Washington, Richard Sezibera et le représentant spécial du gouvernement rwandais au siège d’Arusha du TPIR, Martin Ngoga.
Le 15 mai 2003, avec les membres de mon équipe nous fûmes reçus dans les étages supérieurs de l’immeuble du département d’Etat. ………nous en vînmes au sujet qui était au cœur de l’ordre du jour : l’enquête spéciale. Prosper laissa la parole aux Rwandais. Ils souhaitaient que les enquêtes sur les crimes attribués au Front patriotique rwandais soient confiées à leurs autorités judiciaires locales, des juridictions dominées par les Tutsis, et non au Tribunal international. De la part des Rwandais, cette demande me surprit ……. Ce fut en revanche Prosper qui me surprit, en prenant le parti des Rwandais. Il me proposait de transférer les enquêtes et les poursuites des crimes présumés du FPR, ainsi que toutes les preuves hautement sensibles que nous avions réunies à l’encontre des suspects tutsis, au gouvernement rwandais d’obédience tutsie, celui-là même qui depuis neuf ans n’avait rien fait pour enquêter sur ces crimes, celui-là même qui, selon Human Right Watch, ne laissait aux victimes des crimes du FPR « pratiquement aucune chance d’obtenir justice auprès du moindre tribunal rwandais. ……..il y avait de bonne raisons de penser que le Rwanda ne s’acquitterait pas de cette tâche de bonne foi. » …..Les Rwandais pensaient que Prosper avait préparé le terrain avec moi pour accepter de leur confier l’enquête spéciale. Ce n’était pas le cas. Il avait simplement mentionné le sujet de façon tout à fait désinvolte, …. A un moment donné, Prosper sortit un bout de papier. C’était un « projet d’accord » qu’il voulait me faire signer. Je refusai poliment et …..A la fin de la réunion, Prosper n’avait décroché aucune signature sur son bout de papier.
Mais, il n’avait pas dit son dernier mot. Une heure après la réunion avec les Rwandais, …..
« Je voulais vous avertir que certains États pensent que le Tribunal international pour le Rwanda devrait avoir son propre procureur, me dit-il. Votre mandat ne sera pas renouvelé. Quant au Tribunal pour l’ex-Yougoslavie, votre mission ne sera prolongée que pour deux ans ».