INTERVIEW PROFESSEUR ANDRE GUICHAOUA
Il y a seize ans, le 7 avril 1994, débutait le génocide au Rwanda. Près d'un million de Tutsis et de Hutus modérés ont été tués. Pour leJDD.fr, le sociologue André Guichaoua*, témoin des événements en 1994, revient sur les nombreuses zones d'ombre qui demeurent, seize ans après les massacres.
Dans votre dernier ouvrage, vous qualifiez de "certaine" la thèse selon laquelle l'actuel président du Rwanda, Paul Kagamé, est à l'origine de l'attentat du 6 avril contre l'avion du président Habyarimana…
La question demeure ouverte car personne n'a voulu s'en charger. Beaucoup d'hypothèses ont été avancées. On a d'abord parlé de l'opposition interne mais cette hypothèse est très rapidement apparue comme étant saugrenue. Il y a l'hypothèse pas totalement évacuée d'extrémistes hutus issus de la mouvance présidentielle qui auraient décidé d'assassiner leur propre porte-parole, c'est-à-dire le président, car il n'était pas, à leurs yeux, un élément suffisamment radical. Et enfin, la dernière hypothèse est celle du Front patriotique rwandais [FPR, formation de Paul Kagamé, ndlr], qui apparaît à l'époque comme l'adversaire le plus déterminé. Mais depuis, tout a été fait pour empêcher le progrès des investigations.
Votre enquête vous a toutefois amené sur la piste du FPR…
J'étais à Kigali en 1994. Dès le début, j'ai entendu des accusations très fortes [contre le FPR, ndlr]. A partir de 1999, plusieurs témoins issus du FPR ont commencé à avancer des éléments mettant en cause leurs propres troupes. En 2002, des officiers de l'armée rwandaise ont rédigé un rapport en sens. Ils ont voulu le transmettre à la procureure du TPIR [Tribunal pénal international pour le Rwanda] mais elle l'a refusé, peut-être parce qu'elle avait d'autres hypothèses. J'ai eu ces éléments et j'ai estimé qu'après m'être tu pendant de très longues années, je n'avais pas à utiliser ni le conditionnel ni à parler de convictions sur ce sujet. Mais il appartient aux juges de mener à terme ces investigations, pour peu que leurs autorités de tutelle leur en laisse la possibilité…
Vous refusez en revanche de faire, comme certains, de cet attentat la cause du génocide…
Cet attentat ne doit pas occulter le reste des événements. C'est un acte extrême. Et ceux qui en ont pris l'initiative ont pris des risques majeurs dans une situation de tension extrême. Pour autant, cela n'occulte en rien les responsabilité s de ceux qui ont enclenché ensuite les massacres puis le génocide. Cet attentat est l'élément qui a marqué la rupture et le basculement du conflit, mais il n'explique pas en soi ni son aboutissement, ni sa conduite.
«Ce n'était pas un gouvernement génocidaire»
Fin février à Kigali,Nicolas Sarkozy a scellé la reprise des relations diplomatiques entre la France et le Rwanda. Qu'en pensez-vous?
C'était important de le faire. Il est impensable que des pays restent sans relation diplomatique, notamment compte tenu de la place que l'un et l'autre prétendent occuper dans cette région de l'Afrique. Mais sur le fond, j'avoue avoir été surpris par la froideur de l'environnement qui a prévalu durant ces trois heures - que l'on pourrait d'ailleurs qualifier d'un peu bâclées - et tout à fait étonné de ces propos dont il avait été annoncé qu'ils seraient mûrement réfléchis et qui pourtant contiennent sinon des erreurs du moins une incompréhension.
A quoi pensez-vous?
Nicolas Sarkozy a regretté que la France n'ait pas vu venir les dérives du gouvernement. Or, ce n'était pas un gouvernement génocidaire. Il était dirigé par une Première ministre d'opposition, qui a d'ailleurs été assassinée par ceux qui ont pris en charge le génocide. On fait porter à l'ensemble de la structure au pouvoir la responsabilité d'un génocide alors même que les institutions n'étaient pas gagnées à ce génocide. C'est vraiment dommage quand on prétend avoir pesé les mots utilisés ce jour-là.
Cela traduit-il une certaine méconnaissance des faits, et plus généralement, du Rwanda?
Indéniablement, oui. Ce sont des propos maladroits, qui semblent donner raison à la version officielle des événements, accréditée par les autorités [rwandaises] . Une chose était de véritablement marquer son respect aux victimes de ce drame, une autre est de mélanger les genres.
Il est pourtant le premier président français à être allé aussi loin dans la reconnaissance du rôle de la France au Rwanda**…
Ce qu'il a dit est effectivement déjà très fort et il ne faut surtout pas le sous-estimer. Mais c'est surprenant que des hommes politiques reconnaissent les erreurs de la France sans toutefois chercher à savoir quelle était la nature de ces erreurs. Or, si elles ont été commises, c'est bien qu'il y avait des gens qui ont pris des décisions. Personne n'a encore reconnu la réalité de ces erreurs.
«Il existe vraiment beaucoup de zones d'ombres sur les implications internationales»
Vous étiez sur place en 1994, qu'avez-vous vu du rôle de la France au Rwanda?
L'élément le plus marquant et le plus déterminant a été le fait que l'ambassade de France ait accueilli dès le 7 avril la quasi-totalité des dignitaires du régime Habyarimana. Ce sont les gardes présidentiels qui les ont déposé à l'ambassade, au même moment où des commandos, issus des mêmes rangs, étaient en train de chasser et d'assassiner…
Les militaires français de l'Opération Turquoise sont également accusés d'avoir laissé faire les massacres…
Sur ce volet de l'histoire, on est loin d'avoir la totalité des éléments en main. D'une manière générale, c'est assez difficile car il faudrait d'abord que les autorités actuelles du Rwanda acceptent de faire la clarté. Il faudrait que le régime accepte de laisser parler ceux dans ses rangs qui sont prêts à le faire. Or, les récents enlèvements et assassinats au Rwanda montrent que les autorités ne tiennent pas à ce débat. La vérité passe pourtant par la compréhension du rôle exact des forces du FPR. Par ailleurs, beaucoup d'autres forces, de structures, de mercenaires ou autres responsables de livraisons d'armes ont été impliqués dans ce conflit. Jamais personne n'a posé la moindre question sur leur rôle. Il existe vraiment beaucoup de zones d'ombres sur les implications internationales. La France a fait des efforts mais il en reste à faire.
«La quasi-totalité des hutus masculins âgés de plus de 14 ans en 1994 a été jugée! »
Quel est le climat actuel au Rwanda?
On assiste d'un côté à une reconstruction matérielle absolument impressionnante, avec la construction d'un Rwanda nouveau en matière de richesse, de production, de modernisation et d'investissements. Le pays joue un rôle régional important. Mais en même temps, on a des situations de misère que le Rwanda n'avait pas connu depuis très longtemps, avec l'abandon pur et simple de certaines régions et de certaines catégories de la population. Il y a même une résurgence de situations de famine. Surtout, on assiste au règne d'un autoritarisme oppressant, sur les médias, sur le secteur associatif et sur les partis politiques. C'est le plus grave échec du nouveau régime.
La tension ethnique est-elle toujours présente?
Elle n'existe pas du fait des lois sur le sujet et des pratiques de justice qui prévalent depuis 2003. Entre 1,2 et 1,5 million de personnes ont été jugées pour crimes de génocide ou idéologie génocidaire. Si on restitue ce chiffre dans le cadre global de la population, on peut dire que la quasi-totalité des hutus masculins âgés de plus de 14 ans en 1994 a été jugée! Dans ces conditions là, la justice a-t-elle été rendue? N'est-elle pas elle-même susceptible d'être taxée de justice ethnique? N'a-t-elle pas introduit une globalisation sur les coupables du génocide, faisant de toute une ethnie, un peuple génocidaire?
*Sociologue, André Guichaoua vient de publier Rwanda, de la guerre au génocide. Les politiques criminelles au Rwanda (1990-1994), aux éditions La Découverte. Professeur à l'Université Paris-I, André Guichaoua est spécialiste de la région des Grands Lacs et a été témoin-expert auprès du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR).
**A Kigali, Nicolas Sarkozy a évoqué les "graves erreurs d'appréciation, forme d'aveuglement quand nous n'avons pas vu la dimension génocidaire du gouvernement du président [Juvénal Habyarimana] qui a été assassiné, erreurs dans l'opération [militaire] Turquoise engagée trop tardivement et sans doute trop peu".