"Rwanda : cessons de diaboliser la France" (Paul Quilès)
Article de Paul Quilès et Bernard Cazeneuve,
Respectivement président et rapporteur de la mission parlementaire sur le génocide du Rwanda (1998), publié dans le Figaro du 28 mars 2009, sous le titre "Rwanda: cessons de diaboliser la France"
Le génocide de près d’un million de Tutsis au Rwanda, en 1994, a mis en évidence, aux yeux du monde, la force exterminatrice de la haine. La mort a frappé partout dans le pays, systématiquement, monstrueusement, des femmes, des enfants, des villages entiers, au nom de la volonté d’un Rwanda ethniquement pur. Pendant les longs mois qui précédèrent avril 1994, la « radio des milles collines », instrument de propagande des extrémistes hutus, a lancé ses appels au meurtre : « l’extermination des cafards » a pu y être théorisée, sans qu’à aucun moment la communauté internationale n’ait pris la moindre disposition pour faire taire ceux qui les émettaient.
Au moment même où cette tragédie se produisait et dans les années qui suivirent, des intellectuels, des journalistes, des représentants d’organisations non gouvernementales se sont exprimés pour dire leur indignation et pour situer les responsabilités politiques.
La France, présente au Rwanda depuis le début des années 1990, en vertu d’accords de coopération militaire, se trouva alors gravement mise en cause. Quelles étaient les accusations ? La coopération avec les forces armées rwandaises du président Habyarimana l’aurait conduite à s’engager au côté de ces dernières, contre le Front patriotique rwandais de Paul Kagamé, sur le théâtre des combats. L’opération Turquoise n’aurait eu d’autre but que d’organiser l’exfiltration des génocidaires transitant par la zone sécurisée par la présence de l’armée française. Certains allèrent même jusqu’à accuser les militaires français d’avoir entraîné les miliciens qui perpétrèrent le génocide…
Dans cet imbroglio d’accusations graves, mettant en cause la France, le Président de la République, François Mitterrand et le gouvernement français, la communauté internationale et les autres Etats bénéficiaient d’une relative mansuétude, comme si la faillite de l’ONU au Rwanda n’avait été qu’anecdotique et le cynisme américain - qui y avait grandement contribué - sans conséquence face aux évènements.
Alors qu’en Belgique, au Canada, les parlementaires enquêtaient déjà sur le génocide, le Parlement français demeurait silencieux, comme tétanisé à l’idée d’affronter l’accusation qui semblait nous accabler seuls. Pour qu’un travail de vérité et de mémoire s’engage enfin, le Parlement devait faire la part des accusations, parfois infondées, véhiculées par certains commentateurs et s’imposer face au gouvernement, naturellement suspicieux à l’égard de députés souhaitant exercer leur pouvoir de contrôle sur les responsables de notre politique extérieure et de défense.
C’est dans ce contexte que la Commission de la défense de l’Assemblée nationale a décidé, en 1998, d’instituer en son sein une mission d’information parlementaire, dont l’objectif était d’apporter un éclairage rigoureux sur les évènements, en établissant le rôle joué par la France, les grandes puissances et la communauté internationale dans son ensemble.
Pour atteindre cet objectif, des milliers de documents (notes, télégrammes diplomatiques, ordres et comptes-rendus d’opérations militaires…) ont été déclassifiés et attentivement analysés par la mission. Des dizaines d’auditions ont eu lieu, dont certaines au Rwanda, qui, sans prétendre à l’exhaustivité, ont permis d’entendre la plupart des acteurs concernés. Le rapport, méticuleusement et sans rien occulter de ce qui avait pu être établi, a pointé les erreurs commises et situé les responsabilités. Alors que, pendant les longs mois d’auditions et de travaux de la mission parlementaire, certains commentateurs avaient stigmatisé un « exercice de complaisance » et déjà donné leur opinion sur un rapport dont ils n’avaient pas lu la première ligne, la publication de nos conclusions fit l’objet de commentaires plus équilibrés et d’appréciations moins tranchées. Il semblait que la rigueur que nous nous étions imposée à nous mêmes avait permis à la vérité de se frayer un chemin certes étroit, mais suffisant pour qu’un dialogue plus profond puisse se nouer avec les rescapés du génocide et qu’un travail de mémoire puisse s’engager, par respect pour les victimes.
Plus de dix années après l’achèvement de ces travaux, le débat, qui n’a jamais cessé d’alimenter suspicions et polémiques, se poursuit en prenant parfois une tournure nouvelle. Comme si le temps avait contribué à faire oublier les progrès accomplis par les efforts convergents des chercheurs, des intellectuels et des politiques pour faire émerger la vérité, comme si la dégradation continue de la situation politique et humanitaire dans la région des Grands Lacs depuis 1994 ne dictait aux observateurs aucun enseignement, la manipulation a de nouveau droit de cité.
Le rapport Mucyo, commandé par le gouvernement rwandais et publié il y a quelques mois, est emblématique de cette dérive. Ce document sans nuance, s’appuyant souvent sur des témoignages douteux, est une « commande » aux objectifs trop transparents pour aider à approcher la vérité des faits. Destiné en effet à apporter les « éléments de preuve » de « l’implication de l’Etat français dans la préparation et l’exécution du génocide » -pourtant perpétré par des Rwandais contre des Rwandais, dans l’indifférence de la communauté internationale-, il vise tout simplement à faire de la France la principale responsable du million de victimes tutsies ! Pour avoir au Rwanda, pendant notre mission, demandé en vain au gouvernement de Paul Kagamé qu’il établisse les preuves de ses accusations et qu’il nous les communique pour publication, nous avons pu mesurer la part de manipulation que revêtait un tel discours.
Dès lors, deux questions se posent : quels sont les moyens de poursuivre le travail de vérité historique, qui ne saurait être la préoccupation de la seule France? Pourquoi la recherche de la vérité est-elle si difficile face à la manipulation?
1)- Depuis 1994, de nombreux travaux ont analysé par le détail le génocide du Rwanda : enquêtes, commissions parlementaires, rapports d’institutions internationales, travaux menés par des ONG et des chercheurs. Il devrait être possible –pourquoi pas sous l’égide de l’ONU- de soumettre l’ensemble de ces documents à l’examen d’une commission constituée de personnalités indépendantes à l’expertise reconnue. Ainsi pourrait être établie, à l’intention des gouvernements et des opinions, une analyse impartiale et incontestable, qui apporterait une contribution essentielle à la réconciliation et à la reconstruction dans la région des Grands Lacs.
2)- Tant qu’un tel travail n’aura pas été réalisé, la manipulation risque de se poursuivre, dans la mesure où elle prend sa source dans la convergence des intérêts : intérêts de ceux qui veulent écrire une histoire du génocide légitimant leur pouvoir ; intérêts de ceux qui aimeraient que leurs responsabilités soient oubliées ou édulcorées.
- Parmi les premiers, se trouve le gouvernement rwandais, qui souhaite que soit minorée sa responsabilité dans la déstabilisation de la Région des Grands Lacs depuis son avènement au pouvoir, que ne soit jamais établie son éventuelle implication dans l’attentat contre l’avion d’Habyarimana -élément déclenchant du génocide-, que soit occultée la part de cynisme qui conduisit le FPR à privilégier parfois la logique de l’affrontement à celle de la paix.
De ce point de vue, la diabolisation d’une puissance comme la France, dont la présence en Afrique est suffisamment entachée d’erreurs pour que sa condamnation apparaisse vraisemblable, constitue une aubaine dont le gouvernement rwandais use et abuse, sans aucune retenue.
- Parmi les seconds, figurent ceux qui n’ont pas pris la mesure des évènements qui se produisaient au Rwanda en 1994 et qui par indifférence, par cynisme ou par intérêt, ont accepté que les Nations Unies retirent une grande partie de leurs forces présentes sur place (la MINUAR) au moment où se déclenchait le génocide, en prenant bien soin de ne jamais qualifier les massacres. Les Etats Unis sont ici en première ligne, ce qui ne les empêche pas de bénéficier de l’amitié et de la compréhension du gouvernement rwandais. Il est vrai que l’un comme l’autre ne voient que des avantages à ce que la culpabilité de la communauté internationale soit incarnée par la seule France.
Par notre travail et par la rigueur sincère qui l’a inspiré, nous avons reconstitué l’enchaînement des faits, pour fonder une démarche historique rigoureuse. Cette quête n’est en rien dérisoire. Elle seule répond au devoir de mémoire, qui impose que l’on établisse toutes les responsabilités, que l’on dénonce toutes les logiques funestes des massacres orchestrés.
C’est ainsi que la vérité fera peu à peu son chemin. C’est ainsi que le souvenir des victimes du génocide ne se confondra pas avec les intérêts de ceux qui prétendent parler en leur nom.
Par Paul Quilès - Publié dans : International et défense