Lettre ouverte de Madeleine Raffin à Bernard Kouchner
Madeleine RAFFIN
Saint Lieux le 30 mars 2007
Les Caussanels
81500 - St LIEUX les LAVAUR
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Lettre ouverte à Monsieur Bernard KOUCHNER
Objet : anniversaire du génocide Tutsi au Rwanda
Monsieur le Ministre,
Tandis que, dans le cadre du Secours Catholique, section Internationale, je participe à relayer votre appel « Urgence Darfour » - ce que je continuerai de faire quelle que soit la suite que vous donnerez à cette lettre ouverte - j‘apprends que vous vous apprêtez à donner une conférence le 6 avril, dans le cadre d’un colloque sur le Rwanda : 13 ans après, du génocide Tutsi à sa négation.
J’ai passé près de 30 ans au Rwanda, de 1968 à 1997. Je suis une des rares françaises qui soit restée sur place avant, pendant et après les événements, jusqu’à mon expulsion par les actuelles autorités de Kigali. J’étais dans l’enseignement, et ai pris ma part dans l’aide au développement au service des jeunes surtout de milieu rural et défavorisé. Je parle le kinyarwanda.
En 1993, j’étais nommée responsable de Caritas à Gikongoro. J’ai décidé de rester sur place. Je suis donc un témoin. J’ai vu l’indicible, des deux côtés.
Malgré l’insécurité, dans le cadre de ma fonction du service CARITAS, dès les premiers jours d’avril 1994, j’ai transporté quelques tutsi, en ai caché d’autres, circulé chaque jour au péril de ma vie, tenté de nourrir les uns, encourager les autres. J’ai refusé de transporter les gens armés, ce qui aurait pu me coûter la vie.
A partir du mois de mai de cette même année, j’ai participé à l’accueil des deux millions de réfugiés (hutus pour la plupart) qui fuyaient d’autres massacres, que personne ne peut nier aujourd’hui. Ils étaient perpétrés par les militaires du Front Patriotique Rwandais (FPR) qui s’apprêtaient à prendre le pouvoir. Les ONG ne sont venues que plus tard, avec la sécurisation qu’ont apportée les français de l’opération Turquoise.
Les gens s’enfuyaient les uns après les autres. L’évêque, le curé de la paroisse et moi-même avions décidé de rester sur place jusqu’au jour où nous avons appris la mort de trois évêques, neuf prêtres et bien d’autres, le 5 juin . Nous avons alors compris que les militaires du FPR ne respectaient plus personne et nous nous apprêtions à fuir nous aussi.
Grâce à l’arrivée des militaires de l’Opération Turquoise, nous avons pu rester. Je me permets de noter que les critiques portées à l'encontre des militaires de l'opération turquoise sont particulièrement graves. Là encore, il faut que la vérité soit faite et je pense qu’il faut écouter les témoins oculaires.
Puis les ONG sont arrivées, dont Médecins sans Frontières avec qui j’ai collaboré comme avec CICR et tant d’autres.
J’ai été la première à organiser des programmes de reconstruction pour les veuves rescapées du génocide tutsi, dans le cadre traditionnel d’entre aide avec les voisins : 300 maisons à ce moment. Je pensais participer ainsi à reconstituer le tissu social.
J’ai vu des enfants soldats du FPR, deux fois, lors de mon retour de congé fin septembre 94 et plus tard à la prison de Butare. Ils avaient peine à porter leur kalachnikov.
J’ai vu également en septembre 94, dans une région totalement déserte, entre la frontière du Burundi et la ville de Butare, un camion chargé d’hommes et de jeunes gens, gardé par des militaires du FPR. Je ne pouvais douter de ce qui allait leur arriver.
Je suis encore témoin de l’extermination du camp de Kibeho en 1995 par l’Armée Patriotique Rwandaise…Vous ne pouvez pas ne pas avoir vu les photos qui circulent sur Internet. Médecins sans Frontières était là aussi : l’infirmière qui se trouvait à Kibeho (dont je n’ai pas noté le nom) a été priée de quitter au plus vite et de se taire. Ma présence à ce moment-là est sans doute une des raisons qui m’ont valu l’expulsion.
Enfin mon expérience sur le terrain me dit encore que l’aide que le gouvernement rwandais reçoit pour aider les rescapés tutsis ne va pas aux bénéficiaires. Ils restent pauvres et démunis tout autant que leurs voisins hutus.
Pour avoir une idée de ce que vivent les gens aujourd’hui au Rwanda, je suppose que vous avez eu connaissance du document intitulé « Alerte-Rwanda » envoyé à l’agence Misna en juin 2005, par Idesbald BYABUZE Katabaruka professeur d’université congolais, enseignant à Bukavu et à Kigali. Cet universitaire a été arrêté le 16 février 2007, sous le prétexte d’avoir écrit ce document qui est toujours d’actualité. Il vient d’être récemment libéré sous la pression de « Reporters Sans Frontières ».
J’ose vous demander de lire ce texte avant de lancer votre appel « plus jamais cela ». Il me paraît clair qu'il ne peut y avoir de retour à la paix dans ce pays que si toute la vérité est faite et ce n'est pas parce que l'on dénonce certaines actions du pouvoir en place que l'on est négationniste.
C’est avec un infini respect pour votre engagement courageux au service des plus en danger sur la planète, que je me permets de m’adresser à vous, en espérant que, en cet anniversaire du 6 avril 1994, vous vous inclinerez devant toutes les victimes de cet horrible drame et que vous le direz.
Je pense que, à la lecture de cette lettre à laquelle j’ai mûrement réfléchi, vous aurez compris que je ne peux pas me taire.
Je vous assure, Monsieur le Ministre, de l’expression de toute ma considération, en tous cas pour ce que vous faites aujourd’hui pour le Darfour.
Madeleine RAFFIN
Directrice de Caritas Gikongoro (RWANDA) de 1993 à 1997