LE RAPPROCHEMENT FRANCE- RWANDA : DROITS DE L’HOMME ET INTÉRÊTS NATIONAUX
Fichier PDF Fondation Jean Jaurès LE RAPPROCHEMENT FRANCE- RWANDA : DROITS DE L’HOMME ET INTÉRÊTS NATIONAUX
15/02/2023
En vue d’intérêts géostratégiques compréhensibles et possiblement pertinents, le président Macron a battu en brèche certaines déclarations régulièrement tenues concernant les droits humains. Tout en rappelant la nature du régime de Paul Kagame, Serge Dupuis décrypte à ce propos le processus de normalisation diplomatico-politique entre la France et le Rwanda, processus illustrant cette contradiction entre la parole présidentielle et la réalité d’une politique étrangère.
Le 10 décembre 2021, Emmanuel Macron fit depuis l’Élysée la déclaration suivante : « Les droits humains fondamentaux sont chaque jour plus menacés dans le monde. En cette journée internationale, j’ai souhaité lancer l’Initiative Marianne pour les défenseurs des droits de l’Homme. Pour porter ces droits partout. Pour protéger et soutenir ses défenseurs »1. S’agissant plus précisément de l’Afrique, quatre ans auparavant, le président avait pris date sur la question auprès d’étudiants africains, à Ouagadougou, les assurant qu’il envisageait son rôle comme celui « d’être aux côtés de ceux qui travaillent au quotidien à rendre la démocratie et l’État de droit irréversibles »2. En octobre 2022, il inaugurait ainsi une « Fondation de l’innovation pour la démocratie »3. Il nous a paru pertinent, à la lumière de la politique que Paris a engagée vis-à-vis du régime de Kigali, d’illustrer combien de telles déclarations de généreuses intentions et annonces de nobles initiatives peuvent être très rapidement démenties par les faits pour ne plus apparaître que comme des éléments creux de communication politique.
Le président Macron a entrepris, depuis son accession au pouvoir, de normaliser, puis de revitaliser, les relations diplomatiques entre Paris et Kigali. Comme on le sait, la France a durant deux décennies été accusée par le gouvernement rwandais de complicité dans le génocide des Tutsis survenu au printemps 1994, tandis que, jusqu’à très récemment, plusieurs hautsresponsables rwandais faisaient l’objet d’une procédure judiciaire engagée à Paris à leur encontre dans le cadre de l’assassinat du président Habyaramina, en avril 1994.
L’Afrique est traditionnellement un enjeu essentiel de la diplomatie française, tout particulièrement au regard du rang que la France occupe au sein de l’Organisation des Nations unies. Face à la perte d’influence que connaît notre pays dans son ancien « pré carré » – les pays francophones d’Afrique de l’Ouest et centrale –, le président souhaite le voir regagner du poids sur le continent, en particulier dans la sous-région des Grands Lacs, où la France est concurrencée par les États-Unis et, de plus en plus, par la Russie. Il considère que l’Afrique est appelée à jouer dans l’avenir un rôle crucial dans la croissance mondiale et à constituer un terrain d’investissements gigantesques. Dans cette perspective, il entend nouer des relations hors du traditionnel pré carré français, notamment dans les pays anglophones et lusophones4. L’intérêt national commandait donc non seulement que le contentieux opposant la France et le Rwanda fût réglé, mais également que les relations entre les deux pays reprissent un tour positif. Afin d’être respectée et écoutée de tous sur le continent, la France ne pouvait continuer à s’y voir accuser à intervalles réguliers de complicité de génocide, qui plus est par un pays qui y jouit d’un crédit important. De plus, la réputation du Rwanda, perçu comme un pays stable, bien gouverné par l’homme fort de la sous- région et efficace en matière de développement, son rôle sur le continent comme pourvoyeur de troupes pour diverses opérations multilatérales et bilatérales de maintien de la paix et de la sécurité, sa position de porte d’entrée à la fois vers la République démocratique du Congo au riche sous-sol et vers l’Afrique anglophone le désignaient comme un partenaire de choix sur lequel s’appuyer.
Le Rwanda, quant à lui, en était à un stade de sa réflexion politique et géopolitique où son propre intérêt national l’amenait à se montrer favorable à un rétablissement de bonnes relations diplomatiques avec la France. Une telle initiative ne pouvait, pensait-on certainement à Kigali, que contribuer au classement de la procédure judiciaire engagée par la justice française. De plus, l’idée ambitieuse que Paul Kagame se fait de sa position en Afrique, celui d’un leader panafricain, le rôle qu’il souhaite y voir le Rwanda jouer, celui d’un moteur de progrès économique, demandaient que Kigali s’ouvre au monde francophone africain, en particulier à son espace économique. Enfin, le Rwanda était depuis plusieurs années engagé dans un processus de recherche de nouveaux alliés influents, quête nécessitée par une dégradation continue des liens qu’il entretenait avec ses alliés traditionnels, États-Unis et Royaume-Uni, de plus en plus préoccupés par les atteintes aux droits de l’homme et l’absence de démocratie qui caractérisent la situation du Rwanda et de moins en moins convaincus de la véracité du récit qu’a imposé Kigali concernant le génocide.
L’amorce du rapprochement
Le premier acte public du rapprochement de la France d’Emmanuel Macron avec le Rwanda consista dans la visite effectuée par Paul Kagame à Paris au mois de mars 2018. Puis, la même année, l’Élysée favorisa de tout son poids la nomination à la direction de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) de Louise Mushikiwabo, numéro deux et ministre des Affaires étrangères du pouvoir de Kigali. Il s’agissait là d’un témoignage fort de la volonté de Paris de favoriser un rapprochement significatif. D’une part, nous venons de le voir, une telle nomination servait les intérêts nationaux du régime de Kigali. D’autre part, alors que l’une des deux grandes missions de la Francophonie consiste dans la promotion de la langue française, le gouvernement rwandais avait en 2008 procédé à l’abandon du français comme langue d’enseignement et de l’administration au profit de l’anglais. Enfin et surtout, ce geste diplomatique portait atteinte à l’identité même de la Francophonie, dont la seconde mission cardinale consiste dans le soutien des démocraties et le renforcement des droits de l’homme dans l’espace francophone. Or, Louise Mushikiwabo n’a pour sa part cessé, durant des années, de justifier l’ensemble des abus et des crimes commis par le gouvernement rwandais en matière, précisément, de démocratie et de droits de l’homme. Le secrétariat général de l’OIF lui offre aujourd’hui une audience internationale qui lui permet de défendre la position du Rwanda dans la crise opposant son pays et la République démocratique du Congo (RDC)5.
Le rapport Duclert
Autre grand acte de l’entreprise de normalisation diplomatique menée par le président Macron et ses conseillers : le rapport Duclert. Une commission d’historiens et de juristes fut chargée par le président, au mois d’avril 2019, de consulter l’ensemble des fonds d’archives françaises relatifs à l’action et au rôle de la France au Rwanda dans les années 1990-1994 et de livrer ses conclusions. Des efforts furent ici accomplis de part et d’autre, puisque le gouvernement rwandais, de son côté, commandita auprès d’un cabinet d’avocats américain son propre rapport. L’aboutissement de ces efforts mutuels consista dans la présentation de deux documents, le rapport Duclert et le rapport Muse. Les conclusions du premier, rendues publiques au mois d’avril 2021, confirmèrent sur le fond les accusations portées par Kigali. Si elles réfutent toute idée de complicité de l’État français, elles lui imputent en effet des « responsabilités lourdes et accablantes » dans la survenue puis le déroulement du génocide6. Tout en étant bien plus critiques à l’encontre du rôle de la France que celles de son pendant français, les conclusions du second, rendues publiques également en avril 2021, allèrent quant à elles cependant dans le sens souhaité par Paris. Le terme de « complicité » n’y apparaît à aucun moment associé au rôle de l’État français7.
Les intérêts nationaux de la France et du Rwanda furent ainsi considérés, à Paris comme à Kigali, comme dûment servis8.
La visite du président Macron à Kigali
Deux événements vinrent ensuite s’inscrire dans le droit fil du rapport Duclert. Tout d’abord, la visite du président Macron à Kigali, visant à officialiser la normalisation en cours. Le président rendit hommage aux victimes du génocide, comme il se devait de le faire, et prononça un discours qui reprenait les conclusions du rapport Duclert. Il reconnaissait explicitement, à Kigali, devant le président Kagame et les responsables du FPR, que la France portait une « responsabilité accablante » dans les souffrances infligées au peuple rwandais. Par la suite, Paul Kagame ne manqua pas de féliciter Emmanuel Macron lors de sa réélection du mois de mai 2022, saluant un
« leadership visionnaire »9. Quelques semaines plus tard, l’Assemblée parlementaire de la Francophonie crut bon de décorer le président rwandais de l’Ordre de la Pléiade, qui distingue les personnes ayant contribué à l’épanouissement de la langue française et servi les idéaux de la Francophonie10.
Un colloque franco-rwandais
Un second événement a plus récemment montré comment la réconciliation entre la France et le Rwanda se faisait au prix du sacrifice de la vérité historique « sur l’autel de la réconciliation »11. Un colloque international, intitulé « Savoirs, sources et ressources sur le génocide perpétré contre les Tutsis au Rwanda. La recherche en acte », s’est tenu au Rwanda, à Kigali et Huye, du 11 au 19 septembre 2022 et connaîtra une seconde session l’an prochain, à Paris, à partir du 11 septembre 2023. Il s’est donné pour tâche de « réunir les chercheuses et chercheurs spécialistes du sujet, de les entendre et de leur confier le soin de construire des savoirs scientifiques collectifs et internationaux ». En réalité, ce colloque organise une grand-messe du discours officiel de Kigali sur la question du génocide des Tutsis. La session du Rwanda, qui se déroulait donc dans le pays même dont les dirigeants tentent depuis des années d’imposer un récit occultant leurs responsabilités dans la violence que le pays connut dans les années 1990, était placée sous le parrainage des deux présidents. L’un n’a pas manqué de célébrer « la sincérité et le courage politique » de son homologue français. Lequel a, quant à lui, salué un événement marquant selon lui « une nouvelle étape majeure sur le chemin de vérité et de lucidité sur lequel nous nous sommes engagés »12.
L’organisation était assurée par l’Université du Rwanda et une « équipe issue de la commission de recherche sur les archives françaises », emmenée par son président, l’historien Vincent Duclert. Elle bénéficiait en particulier du soutien du ministère de l’Unité nationale et de l’Engagement civique du Rwanda, institution qui, sous l’égide de Jean Damascene Bizimana, constitue le fer de lance idéologique du régime rwandais. L’apport scientifique au colloque, en étant restreint au Rwanda et à la France, se privait de contributions essentielles, en particulier celles de chercheurs anglo-saxons ou européens. L’on avait ainsi affaire à un exercice de communication politique visant non à accomplir une étape majeure sur « le chemin de vérité » qu’auraient emprunté les deux pays, mais bien à consolider le monopole de celle-ci par une pensée unique. C’est cette pensée unique que le président français conviait, dans sa courte allocution, à prendre « progressivement toute sa place dans notre mémoire collective et dans nos manuels scolaires ».
Les suites
La normalisation et le renforcement des relations entre les deux pays n’a pas tardé à se faire jour au travers d’actes concrets peu imaginables dans un passé récent. Nomination d’un ambassadeur de France puis d’un attaché de défense et ouverture d’un Centre culturel francophone à Kigali, engagement des autorités françaises à organiser deux procès par an de suspects de génocide réfugiés en France, reprise de la coopération économique, avec la réouverture d’un bureau de l’Agence française de développement (AFD) dans la capitale rwandaise et la signature d’accords commerciaux, décision du président Macron d’accroître sensiblement l’aide au développement du Rwanda13, dialogue diplomatique bilatéral à l’occasion du sommet Union européenne-Union africaine du mois de février 2022, rencontre à Paris, au mois de mars suivant, d’une délégation des Forces rwandaises de défense menée par le chef d’état-major, Jean Bosco Kazura, avec le chef d’état-major français Thierry Burkhard, dans la perspective d’une reprise de la coopération militaire entre les deux États14 et de la conduite d’une réflexion commune sur la stabilité en Afrique centrale, voyage à Kigali du patron de la Direction du renseignement militaire (DRM) française15, évocation par Paris d’une « convergence d’intérêts stratégiques » avec le Rwanda16 : les signaux n’ont pas manqué qui mettent en lumière le spectaculaire rapprochement entre la France et le Rwanda. L’on n’omettra pas pour finir de mentionner l’appui indirect apporté par la France, au sein de l’Union européenne, aux opérations menées par les troupes rwandaises en République centrafricaine et au Mozambique, dont on sait qu’elles ne peuvent que servir les intérêts français, en particulier dans le second pays, où ceux-ci sont représentés par la société TotalEnergies et le gigantesque projet gazier qu’elle y a initié. Le Rwanda est ainsi en voie de devenir un partenaire privilégié de la France en Afrique, partenaire considéré comme fiable et susceptible d’être utile pour Paris sur le continent au travers de son armée, bien entraînée, bien équipée et efficace.
Tout pays est fondé à appuyer la réorientation de ses intérêts stratégiques nationaux sur la recherche de nouveaux partenariats. S’agissant du Rwanda cependant, l’identité du régime qui le dirige pose problème au regard des déclarations et initiatives du président de la République française en matière de libertés politiques et civiles et, plus généralement, de « droits humains fondamentaux ». Le régime autocratique de Kigali, fondé sur la force et la violence, place en effet le Rwanda au rang « des nations les plus répressives du continent africain »17.
Une élite hégémonique
Les responsables du FPR, très majoritairement tutsis dès l’origine, nourrissent pour le Rwanda, depuis leur prise du pouvoir en juillet 1994, une ambition transformatrice dans tous les domaines – politique, économique, social. Ils se perçoivent, en particulier dans leur composante anglophone, comme une élite éclairée qui aurait identifié la cause des cycles de tueries qui ont marqué l’histoire du Rwanda jusqu’à la catastrophe finale – l’ethnicité, naturellement porteuse, selon eux, d’antagonismes sociaux18. Ils se considèrent comme de ce fait investis de la mission de guider le pays vers l’unité, la paix et la prospérité au moyen, d’une part, de l’éradication de l’ethnicité comme moyen de définition des identités politiques et sociales et, d’autre part, du développement économique et social, la pauvreté constituant à leurs yeux un puissant facteur d’activation de tensions interethniques. Leur victoire sur les forces du génocide, en 1994, leur confère par ailleurs, pensent-ils, une autorité morale incontestable qui finit de les désigner comme garants exclusifs, dans les années qui viennent, d’une telle évolution de leur pays.
Dans cette perspective, l’étroitesse de leur base politique dans le Rwanda post-génocide, où la population tutsie représente entre 10 et 15% de la population, leur conviction que la conscience collective du groupe hutu est durablement imprégnée de l’idéologie raciale qui mena au génocide, a amené ces responsables à la conclusion qu’ils devaient s’appuyer sur un État fort et coercitif pour mener à bien leur ambition transformatrice. Au prix du sacrifice temporaire des libertés individuelles, un tel État assurerait leur permanence au pouvoir. Il leur donnerait le temps de construire l’unité de la nation en contenant puis en éradiquant l’ethnicité et les antagonismes qu’elle génère et en mobilisant la population pour sortir le pays de la pauvreté. Afin de conjurer la menace d’un retour des violences passées et de construire un nouveau Rwanda, le régime FPR a ainsi établi sur le pays une hégémonie qui s’incarne dans un pouvoir absolu et radicalement répressif.
Au fil des ans, les autorités rwandaises se sont attachées à concentrer le pouvoir et les ressources du pays entre les mains d’une minorité : leurs partisans et, surtout, une élite tutsie, en particulier anglophone, qu’elles considèrent comme loyale. Le chercheur belge Filip Reynjens a établi qu’en 2020, le FPR détenait 73% des postes du gouvernement et 84% des positions de responsabilité supérieure dans l’État. Par ailleurs, 86% des postes d’ambassadeurs et de commandement supérieur de l’armée et des services de sécurité, 96% des positions supérieures dans les entreprises paraétatiques et les agences publiques, 70% des postes de maires de district et l’intégralité des postes de responsabilité au sein de la présidence étaient détenus par des Tutsis19. Le choix exclusif de personnes partageant leur vision du Rwanda futur a ainsi amené les dirigeants à mener une politique d’ethnicisation des fonctions d’autorité contradictoire avec leurs positions idéologiques.
La politique d’unité nationale et de réconciliation
Il ne suffisait pas d’exercer un monopole sur l’ensemble des leviers du pouvoir. Encore fallait-il créer les conditions politiques et sociales de sa pérennité, nécessaires à l’accomplissement de la mission du FPR. La politique d’unité nationale et de réconciliation, « pierre angulaire sur laquelle se bâtissent tous les efforts nationaux »20, y pourvoit. Initiée dès 1999, elle a pour objectif affiché d’anéantir les divisions ethniques en combattant le « divisionnisme » et l’« idéologie génocidaire ». À ce titre, toute évocation publique de l’ethnicité, tout discours s’écartant de la version de l’histoire du Rwanda et du génocide imposée par le pouvoir ou critiquant les politiques menées par celui-ci sont proscrits du champ social. Ces dispositions sont censées garantir la cohésion nationale en même temps que le développement économique du pays, auquel celle-ci est nécessaire. La réconciliation et l’unité, porteuses de stabilité et de sécurité, et le développement, vecteur de bien- être, constituent la ligne officielle et chacun est tenu de se conformer à leurs règles et exigences.
La répression de la liberté d’expression et de l’opposition politique est consubstantielle à la mission dont les responsables du FPR se sont auto-investis. Un contrôle étroit est exercé sur le discours et le comportement publics, qui veille à la conformité de ceux-ci avec la politique d’unité nationale et de réconciliation. La non-conformité est stigmatisée et criminalisée en référence au génocide passé. Leur auteur se retrouve en situation d’être accusé de remettre la nation sur la voie de la violence intergroupe et d’être déclaré « ennemi de l’État ». S’il s’agit d’un Hutu, les incriminations de « divisionnisme », d’incitation au soulèvement de la population, de diffusion de l’« idéologie génocidaire » ou de « négationnisme » sont d’un usage courant, tandis qu’un Tutsi se verra accuser de propager de fausses informations ou de porter atteinte à la sûreté de l’État. Sur le plan plus spécifiquement politique, toute mise en cause de l’État ou du FPR, architectes de l’unité et du développement, est tenue pour constituer une menace et pour l’une et pour l’autre, un crime antipatriotique dirigé contre le Rwanda donc. Elle est implacablement combattue au moyen des mêmes accusations. James Kabarebe, ancien chef d’état-major des armées et ministre de la Défense, actuellement conseiller spécial de Paul Kagame pour les questions de sécurité, décrivait l’opposition politique en 2020 dans les termes suivants : « ce qu’on prend pour l’opposition au Rwanda nourrit une idéologie (…). Quand ils parlent de démocratie, de liberté de la presse, de droits de l’homme, il y a, à l’arrière-plan, l’idéologie génocidaire »21. Ainsi le gouvernement protège-t-il le discours officiel, singulièrement le mythe d’un FPR et d’un Paul Kagame sauveurs de la nation et le portrait exagérément élogieux que le régime brosse en permanence de ses réalisations22. Il s’agit de s’assurer la légitimité intérieure et extérieure nécessaire à l’accomplissement de sa mission sur le mode autoritaire qui le caractérise.
La répression
Au Rwanda, l’imposition du consensus, censé créer un sentiment d’appartenance communautaire, est la loi d’airain. Les politiques autoritaires que mène le régime en matière de libertés civiles et politiques au nom de la réconciliation et de l’unité nationale trouvent ici leur légitimité : elles sont présentées comme étant nécessaires à la création du nouveau Rwanda. Deux lois, qui datent des années 2000, constituent un redoutable outil de neutralisation des opinions dissidentes et de toute opposition politique. Leur définition des crimes visés, censée stigmatiser la haine et l’antagonisme ethniques, est en effet d’une telle imprécision qu’elle met l’État en mesure de porter les accusations évoquées plus haut dès qu’il le juge nécessaire et de punir ses cibles de lourdes peines d’emprisonnement23. Ce qui permet à la présidente de la Commission nationale des droits de l’homme d’affirmer qu’il n’y a pas de prisonniers politiques au Rwanda24. Dans un tel environnement, les médias se trouvent étroitement muselés, d’autant que des comportements d’autocensure s’ajoutent au harcèlement des autorités. Ces dernières années, la répression de la liberté d’expression s’est de plus également abattue sur les bloggeurs, qui utilisent la plateforme YouTube pour aborder des sujets politiques et sociaux sensibles25« 26.
Si bien que de nombreux journalistes ont fui en exil et travaillent depuis l’étranger, ce qui a pour conséquence qu’une étroite surveillance policière, qui s’étend depuis les médias sociaux jusqu’au domaine privé, pèse sur internet. Enfin, la société civile est quant à elle soumise au même régime de contrôle politique et de répression étatique et empêchée de constituer un contrepoids au gouvernement. Obstacles dressés devant l’enregistrement des organisations non gouvernementales, infiltrations d’agents gouvernementaux et menaces d’interdiction ont pour résultat que seules les organisations exprimant des positions conformes au discours officiel et œuvrant dans le sens des grandes orientations définies par le gouvernement peuvent exercer une activité normale.
Par ailleurs, afin de mettre en œuvre ses politiques répressives, l’État rwandais déploie sur l’ensemble du territoire une infrastructure de surveillance dense et complexe, qui transforme le pays, selon un ancien conseiller de Paul Kagame, en un vaste « dispositif d’espionnage »27. Ce contrôle social s’appuie sur des services de sécurité aussi efficaces que redoutables en matière de surveillance publique et privée et d’intimidation des populations. La Direction du renseignement militaire (DMI) et le Service national de renseignement et de sécurité (NISS), en particulier, sont totalement dévoués à Paul Kagame et ne rendent des comptes qu’à lui. Ils disposent au niveau local de l’assistance de la hiérarchie administrative, qui quadrille le territoire jusqu’au seuil de chaque foyer. Les agents les plus puissants en sont les omniprésents secrétaires exécutifs de secteur, qui, en août 2016, se sont vu confier par leur ministre de tutelle la mission suivante : « Vous devez savoir ce qui se passe dans chaque maison »28. Aidés de membres de la population à qui ils confient de menues responsabilités administratives ou qu’ils enrôlent dans des forces supplétives locales, ils exercent une surveillance étroite sur les activités et le discours de la population. Un réseau étendu d’agents de l’État, d’informateurs et de collaborateurs officiels ou non officiels sature ainsi la vie quotidienne et sociale de la population, assurant la soumission publique du citoyen. Plongé dans un climat généralisé de défiance, de suspicion et de délation, celui-ci est devenu stratège dans l’art d’adapter son discours selon les circonstances29.
Le Rwanda est l’un des pays au monde où l’on emprisonne le plus et c’est également un pays où des procès qui foulent au pied les droits des accusés sont organisés par une justice aux ordres de l’exécutif30. Lorsqu’il s’agit d’étouffer dans l’œuf une dissidence ou une concurrence politique, les autorités n’hésitent pas à s’affranchir de la légalité et à user de la violence en recourant à un arsenal criminel multiforme, qu’il s’agisse d’arrestations arbitraires suivies d’incarcérations dans des conditions extrêmes, de détentions illégales prolongées dans des lieux inconnus où la torture est une pratique systémique, d’exécutions extrajudiciaires ou encore de disparitions forcées de responsables de partis politiques ou de dissidents31. L’organisation de l’opposante Victoire Ingabire, le parti politique non enregistré Dalfa-Umurinzi, paye depuis des années un lourd tribut à cette répression extrême. Outre les incarcérations que subissent régulièrement ses membres et le harcèlement constant auquel Ingabire est-elle-même soumise après avoir été emprisonnée durant huit années, plusieurs cadres du mouvement ont mystérieusement disparu au cours des dernières années32. Ces pratiques criminelles systémiques ont amené le Royaume-Uni, pourtant allié traditionnel du Rwanda depuis de longues années, à recommander en 2021 au gouvernement de Kigali de « mener des enquêtes transparentes, crédibles et indépendantes sur les allégations d’exécutions extrajudiciaires, de décès en détention, de disparitions forcées et de torture »33. Il s’agissait d’une recommandation toute rhétorique, puisque les autorités rwandaises se sont par le passé systématiquement refusées à mener des enquêtes crédibles concernant les décès suspects d’opposants politiques ou de critiques du régime.
La répression transnationale
Enfin, la nature intrinsèquement répressive du régime de Kigali lui a valu d’être qualifié d’acteur « parmi les plus prolifiques à l’échelle mondiale » en matière de répression transnationale34 »35. Invoquant la nécessité de surveiller « la propagande génocidaire et les génocidaires en fuite à l’étranger »36, il exerce de fait, par l’entremise de ses ambassades, d’agents du ministère de la Défense ou de la DMI et d’organisations de la diaspora, une surveillance permanente des communautés rwandaises vivant dans un certain nombre de pays africains mais également en Europe, en Amérique du Nord et en Australie. Les services de renseignement n’hésitent pas à cet égard à diffuser dans les pays occidentaux ou auprès d’organismes tels qu’Interpol de fausses informations concernant les « ennemis » du Rwanda37.
L’opposition politique en exil fait plus particulièrement l’objet de cette activité, avec l’assistance des moyens technologiques les plus modernes38. Le cas échéant, lorsque telle voix dissidente est considérée comme une menace existentielle pour le Rwanda, elle est réduite au silence, soit au moyen de menaces et d’un harcèlement qui peut s’étendre jusqu’aux familles résidant au Rwanda, soit par l’organisation d’un enlèvement39 »40« 41« 42« 43« 44« 45, soit par l’organisation d’un assassinat. Trois personnalités ont ainsi été visées dans les années 2010 après leur rupture avec le régime, pour être censées détenir, sur le déroulement du génocide et l’accession au pouvoir de Paul Kagame, des informations susceptibles d’ébranler les fondements du régime. Faustin Kayumba Nyamwasa, ancien chef d’état-major de l’armée, subit trois tentatives d’élimination en 2010 et 2011, Patrick Karegeya, ancien chef des renseignements extérieurs, fut assassiné en 2013, tandis que Théogène Rudasingwa, ancien directeur de cabinet de Paul Kagame, a fait l’objet d’un projet de même nature46. Au moment de l’assassinat de Karageya dans un hôtel de Johannesburg, le président Kagame, s’il ne revendiqua pas le forfait, prononça toutefois les paroles suivantes :
« Quiconque s’oppose à notre pays n’échappera pas à notre courroux. Il en subira les conséquences »47.
Une « démocratie » de consensus
Outre la répression, le FPR et ses responsables appuient leur permanence au pouvoir sur le système politique qu’ils ont mis en place. Le Rwanda n’est en effet pas ce que donne à voir sa façade institutionnelle, édifiée pour répondre aux contraintes de l’environnement extérieur. Ce n’est pas une démocratie représentative, fondée sur le multipartisme et des élections libres, contrairement à ce que requiert l’article 9 de la constitution de 2003. Paul Kagame l’affirmait au Forum de Doha de 2019 : « l’Occident ne peut dicter son modèle de démocratie au reste du monde »48. Les autorités rappellent le passé de violence cyclique du pays et soutiennent que
l’expérience du multipartisme entre 1991 et 1994 fut l’un des facteurs qui conduisirent au génocide – alors même que, dans un premier temps, elle favorisa un rapprochement inter-ethnique. L’un et l’autre, expliquent-ils, interdisent que se produise au Rwanda une évolution vers une démocratie libérale à l’occidentale, tout autant qu’ils y imposent l’application de restrictions sévères à l’activité politique. Si, officiellement, le pays est bien « une démocratie »49, un examen attentif du système politique montre que son architecture obéit strictement aux principes directeurs de l’idéologie d’unité nationale et de réconciliation qui guide l’action du FPR. Il est censé contribuer à l’éradication de l’ethnicité du champ public et à la restauration de l’harmonie sociale au moyen de la proscription de toute idée de compétition et d’opposition. La véritable démocratie, selon les dirigeants rwandais, fonde la majorité politique non sur l’identité ethnique mais sur un programme d’unité de tous les Rwandais décidé par consensus. L’incarnation institutionnelle en est le Forum de concertation des partis politiques, présenté comme un mécanisme de partage du pouvoir qui regroupe autour du FPR, sous un régime qualifié, précisément, de « démocratie de consensus », l’ensemble des formations autorisées. Les querelles interethniques ayant été décrétées révolues, ces formations sont censées consacrer exclusivement leur énergie, dans l’unité, à l’avancement du pays. Le mécanisme se complète de dispositions constitutionnelles au titre desquelles le président de la République, le Premier ministre et le président de l’Assemblée nationale appartiennent chacun à l’un des partis politiques autorisés, tandis que le parti majoritaire ne peut occuper plus de 50% des sièges au sein du Cabinet.
Cette « démocratie » de consensus répond à une stratégie d’affichage d’intentions et d’institutions démocratiques visant à dissimuler ce qui est en réalité une volonté de manipulation et de contournement de celles-ci. Elle présente la fiction d’un pluralisme, mais le partage du pouvoir n’y est qu’une illusion qui a pour fonction de garantir l’hégémonie du FPR, qui prend seul les décisions stratégiques. Les formations regroupées autour de celui-ci au sein du Forum de concertation sont de simples formations satellites qui, lors des élections présidentielles, soutiennent le président Kagame ou bien présentent un candidat dont le rôle se limite à apporter un semblant de crédibilité à l’exercice. Elles soutiennent de même ouvertement la ligne politique et idéologique du FPR au sein du Cabinet et du Parlement. « Nous ne sommes pas là pour nous opposer au président Kagame mais pour construire la nation. Le Rwanda n’a que faire d’une opposition à l’européenne »50, déclarait en 2008 un responsable du Parti libéral. Quant aux partis qui constituent une authentique opposition au Front, non autorisés, ils se trouvent exclus du jeu politique au nom de l’unité nationale. Une loi de 2003, qui donne au Conseil de gouvernance du Rwanda le pouvoir de refuser l’enregistrement de partis politiques dont il juge qu’ils ne reflètent pas, dans leur comportement ou leurs déclarations, l’unité du peuple rwandais, constitue l’instrument juridique qui permet ce bâillonnement de l’opposition. Le Forum de concertation n’est ainsi ni plus ni moins qu’un outil fournissant au FPR les moyens de contrôler le champ et le discours politiques et d’imposer l’ensemble de ses vues.
Les processus électoraux constituent des moments de consolidation et de légitimation de cettehégémonie du FPR et de Paul Kagame, en particulier lors des élections présidentielles. Les formations d’opposition étant interdites, aucun authentique adversaire ne se présente contre le candidat du FPR, si bien que Paul Kagame est régulièrement réélu avec plus de 90% des votes. La gestion de l’exercice est assurée, au niveau national par une Commission électorale nationale (NEC) totalement dévouée au pouvoir, au niveau local par les responsables administratifs territoriaux et des auxiliaires de l’armée. Lesquels exercent sur la population les pressions nécessaires pour que l’ensemble de la séquence électorale, depuis la participation aux meetings jusqu’au vote, aille dans le sens de « l’unité » du pays telle qu’elle est définie par le gouvernement. De nombreux témoignages décrivent pratiques déloyales d’enregistrement, manœuvres d’intimidation, fraudes, voire campagnes de diffamation. Au lendemain du référendum constitutionnel de 2015, le président pouvait déclarer : « le peuple rwandais, dans son écrasante majorité, a voulu que j’effectue un septennat de plus »51. Au Rwanda, les élections ne sont ni libres, ni équitables. Les dirigeants parlent pour les Rwandais sans les consulter véritablement.
Le système assure au président de la République et au petit cercle de responsables, politiques et militaires, et d’hommes d’affaires qui l’entourent, ainsi qu’au FPR, un pouvoir sans partage. Ils contrôlent le gouvernement, le Parlement, le Sénat et l’appareil militaire, tout en exerçant un monopole sur l’économie par l’entremise de leur société d’investissement, Crystal Ventures. Au pouvoir depuis 1994, Paul Kagame envisageait en 2022 de se présenter « pour vingt ans de plus »52.
Le gouvernement français s’est ainsi résolument engagé dans une voie au bout de laquelle l’un de ses alliés privilégiés en Afrique sera un régime qui appuie la pérennité de son pouvoir exclusif sur la répression radicale et brutale de toute opposition et sur la violation permanente des droits humains et des libertés civiles. Ce régime est régulièrement dénoncé en la matière, par des organisations ou institutions telles que Human Rights Watch, Amnesty International, Freedom House, Reporters sans frontières, le Département d’État américain53 ou le Parlement britannique54.
Un tel engagement est choquant parce qu’il nie, au nom des intérêts nationaux, l’ensemble des valeurs censées fonder la réputation internationale de la France. Il est en même temps préjudiciable à la parole présidentielle, lorsqu’on le place en regard des déclarations solennelles du chef de l’État en faveur des droits de l’homme, de la démocratie et de l’État de droit. Il constitue par ailleurs une faute politique. Lorsqu’en effet Emmanuel Macron se rend à Kigali pour apporter à Paul Kagame le soutien de la France et y valider le récit officiel du génocide, non seulement tourne-t-il résolument le dos à une part importante de la population rwandaise, celle dont les souffrances passées ont été ignorées et qui subit aujourd’hui le poids de l’État-FPR, mais il ferme également les yeux sur ce que signifient pour la stabilité future du Rwanda les politiques répressives que mène cet État. Enfin un tel engagement, parce qu’il accorde la confiance de la France à Paul Kagame et à son régime, frappe par sa naïveté. Le président rwandais a élevé la stratégie de la dissimulation et du mensonge les yeux dans les yeux au rang d’un art qu’il ne cesse de pratiquer chaque fois que ses intérêts ou ceux de son pays sont en jeu. Il y a fort à parier que dès que ceux-ci le demanderont il fasse regretter à son nouvel allié la confiance ainsi imprudemment accordée. L’activité diplomatique et secrète qu’ont menée durant quelques mois le gouvernement français et ses services de renseignement dans le conflit opposant la RDC et le Rwanda55 dans le but de favoriser une résolution de celui-ci participe de cette naïveté, tout en frôlant la complaisance : l’occupation durable d’une partie de l’est de la RDC est vitale pour le Rwanda.
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