On dit dans l'armée que lorsqu'un chef médiocre prend ses nouvelles fonctions, il n'a de cesse de dénoncer ses prédécesseurs comme des incapables et son successeur comme un intrigant. C'est une manière commode, à défaut d'être habile, de camoufler ses propres limites. Il en va parfois de même en politique, ce qui est plus ennuyeux si l'on considère que l'objet même de l'exercice du pouvoir est l'intérêt général. Mais quand cela impacte la continuité de la politique étrangère et de défense de la France, c'est problématique et dénote l'absence de sens de l'État de la part de celui qui s'y livre.
Tel semble être l'un des aspects de la « séquence Rwanda » que nous venons de vivre. Il n'est pas dans les compétences du groupe Mars de valider ou de contredire les conclusions d'une commission d'historiens. Il n'est pas non plus dans ses intentions de prendre la défense des armées ou de l'exécutif (de cohabitation) en place à Paris au moment du génocide de 1994. Il s'agit simplement dans cette tribune de poser des questions que peu de gens se posent, en lien avec les principaux centres d'intérêt du groupe Mars, qui reste un groupe de réflexions dont le principal mode d'action consiste à se poser des questions.
"A qui profite le crime ?"
Une question résume, à notre avis, toute la problématique du génocide rwandais : à qui profite le crime ? De cette question centrale découle une série d'interrogations que le débat actuel, univoque, n'aborde pas.
Déroulons le fil des évènements avec un regard neuf en partant de la situation actuelle dans la région des Grands Lacs où se situe le Rwanda. Nous observons que la partie orientale de la RD Congo est à feu et à sang depuis 25 ans, ce qui a occasionné la mort brutale ou prématurée de plusieurs millions de Congolais, trois à quatre fois plus que le génocide de 1994 (source : rapport Mapping). Comment expliquer que ces massacres n'émeuvent personne ? Est-ce un effet du hasard, une « fatalité africaine » ou la conséquence d'un projet dont le génocide de 1994 faisait partie ? A qui est-ce que cela profite ?
Une simple recherche sur internet conduit à une série d'études, francophones mais non françaises, tendant à montrer que les régimes en place à Kigali et Kampala tirent le plus grand profit économique de la catastrophe humanitaire qu'est devenu l'est congolais. Ainsi, le Rwanda serait devenu le premier exportateur mondial de coltan, un minerai indispensable notamment à l'industrie des télécoms du fait de ses propriétés conductrices. Or c'est dans les Kivu, en RDC, que se situe le minerai le plus pur. Il y est exploité dans des mines artisanales contrôlées par des milices qui défient l'autorité de Kinshasa et exportent le minerai au Rwanda où il est raffiné pour en extraire le tantale, ce qui concourt à rapporter au pouvoir rwandais l'une de ses principales sources de devises.
Trouve-t-on quelque intérêt français dans ce trafic lucratif ? Non évidemment, mais quelques négociants suisses ou allemands, et surtout de nombreuses entités américaines. Car le coltan congolais est essentiel à l'industrie du smartphone (la firme à la pomme), et plus encore à l'industrie d'armement américaine. Les fabricants asiatiques ont accès pour leur part à d'autres sources d'approvisionnement. Voici donc la situation à ce jour ; il est temps à présent de dérouler la pelote en remontant trente années en arrière.
Les sombres desseins du FPR
1990, la guerre froide se termine, la guerre économique commence. Alors que la révolution industrielle de l'informatique et des télécoms prend son essor, apparaît le besoin de sécuriser les approvisionnements en minerais stratégiques pour cette industrie. C'est alors que le capitaine Paul Kagamé quitte précipitamment les Etats-Unis, où il était en formation au titre de la coopération avec l'armée ougandaise, pour prendre le commandement du FPR (front patriotique rwandais), milice Tutsi qui a contribué à installer le président Museveni au pouvoir à Kampala après le renversement du régime criminel d'Idi Amin Dada. Le commandant du FPR, Fred Rwigema, vient en effet de décéder brutalement.
« L'accident bête ». Car le FPR n'a qu'un projet depuis les massacres interethniques de 1962 à la suite desquels des milliers de Rwandais issus de la minorité Tutsi ont trouvé refuge en Ouganda : prendre le pouvoir à Kigali. Dans la mentalité Tutsi en effet, le pouvoir revient de droit quasi-divin à leur ethnie, minoritaire comme toutes les aristocraties. Cette mentalité a d'ailleurs été confirmée par le premier colonisateur, qui considérait les Tutsis comme une « race supérieure » aux autres ethnies africaines. Les incidents de frontière et les incursions en territoire rwandais se multiplient. Le pouvoir rwandais, dominé par l'ethnie majoritaire Hutu, lié à Paris par un accord de coopération (mais non de défense), datant de 1975, demande à la France de l'aider à faire face à l'agression étrangère.
La suite est connue : Paris intervient en renforçant sa coopération militaire avec Kigali (opération Noroît) en prenant soin, autant que possible, de ne pas se trouver en situation d'affrontement direct avec le FPR. En contrepartie, dans la droite ligne du discours de La Baule de juin 1990, Paris exige des concessions politiques et des compromis, dans un premier temps (dès 1992) en direction des Hutus, puis avec le FPR dans le cadre des accords signés à Arusha en Tanzanie en 1993. Le président Mitterrand obtient ainsi du président Habyarimana le partage du pouvoir à Kigali entre représentants de la minorité Tutsi et de la majorité Hutu, elle-même profondément divisée entre nordistes et sudistes.
Rwanda, une colonie allemande puis belge
La haine inter-ethnique au Rwanda et au Burundi a sans doute des racines lointaines, mais son expression au XXe siècle a été exacerbée par la politique du premier colonisateur, dont tout le monde a oublié qu'il s'agissait du Reich de Guillaume II, qui n'a pas hésité à commettre ailleurs en Afrique (actuelle Namibie) au début du XXe siècle des massacres apparentés à un génocide, pour lequel Berlin a ensuite présenté des excuses. Alors que l'essentiel de l'Afrique orientale allemande (future Tanzanie) est rattaché en 1919 à l'empire britannique, sa partie occidentale voisine du Congo belge est placée sous la responsabilité de Bruxelles.
Mais le pouvoir belge poursuit pendant 40 ans au Rwanda et au Burundi la politique ethnique du colonisateur allemand, en s'appuyant sur la minorité Tutsi. A la veille des indépendances, changement de cap : la Belgique fait le pari de l'ethnie majoritaire dans le pays,les Hutus, exacerbant des haines qui se traduisent par des massacres dès l'indépendance en 1962. Alors qu'un pouvoir militaire Tutsi hostile à la majorité Hutu (100.000 morts en 1972, deux fois plus entre 1993 et 2004) s'installe à Bujumbura, ce sont les militaires Hutus qui dominent à Kigali, où le président Habyarimana est un ancien des troupes coloniales belges.
Qui a armé l'attentat contre Habyarimana ?
Revenons à 1990. Ce que révèlent les documents déclassifiés auxquels la commission Duclert a eu accès, c'est la remontée d'informations concordantes de la part des diverses parties prenantes françaises au Rwanda, coopérants et instructeurs militaires, diplomates, expatriés civils et autres services : à Kigali, le partage du pouvoir imposé par Paris ne satisfait personne. Les extrémistes Hutu (nordistes) ne veulent pas partager, le FPR veut un pouvoir sans partage, le président Habyarimana, sous influence, peine à imposer son autorité. L'attentat du 6 avril 1994 dans lequel il trouve la mort, ainsi que le président burundais et l'équipage français, déclenche des massacres prémédités par les extrémistes Hutus contre leurs compatriotes Tutsis et les Hutus (sudistes) modérés. 800 000 Rwandais, essentiellement Tutsis, périssent ainsi dans les semaines qui suivent dans ce qui sera ensuite qualifié de « dernier génocide du XXe siècle ».