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Publié par La Tribune Franco-Rwandaise

Par Emmanuel Habumuremyi

Par Emmanuel Habumuremyi

Le pouvoir[ii] revêt des formes variées selon la nature et la taille du corps social sur lequel il s’exerce (famille, entreprise, Eglise, syndicat, Etat …),mais aussi selon les lieux et les époques.

Dans une perspective chrétienne, notre réflexion va porter sur le pouvoir au sein de la société politique. Au cours de l’évolution de notre pensée, nous ferons une référence particulière au Rwanda, pays situé dans une région où la majorité de la population est chrétienne[iii], mais où paradoxalement le pouvoir politique connait une crise profonde qui perdure.

Pour le moment, dans la région dite des Grands Lacs d’Afrique, avec le Rwanda comme épicentre, la lutte pour le pouvoir reflète une image horrible. Au nom du pouvoir ou à cause de lui, ici les challengers se livrent impunément aux massacres, là ils s’excommunient, tandis qu’ailleurs ils sont en pourparlers. Pour conquérir le pouvoir ou pour le conserver, on n’hésite pas à violer les tabous ou à fouler au pied les alliances les plus sacrées, au moment où l’on en noue contre nature. Sur l’autel du pouvoir, on étale cyniquement et par milliers les sacrifices humains, sans même avoir du respect pour sa propre famille. Bref, sur la scène du pouvoir, les dégâts sont écœurants et inspirent révolte pour qui a encore le cœur de chair.

Et pourtant, comme le dit J-M Aubert, le pouvoir reste indispensable pour « donner cohésion et unité à tout groupement humain »[iv]. En plus, il y a toujours des hommes et des femmes prêts à entrer dans la compétition et ce à n’importe quel prix.

Compte tenu de l’omniprésence du pouvoir et de la manière dont les humains s’acharnent à le conquérir ou à le conserver, ils ont fini par lui attribuer une origine divine. Quant à ceux qui l’exercent, ils ont été parfois considérés comme des divinités ou comme des fils des dieux ou leurs lieutenants.

Pour le chrétien dont la devise est l’amour de Dieu avec l’amour du prochain comme manifestation du premier (cfr Mt 22,37-39) ainsi que l’harmonie sociale et la solidarité entre les hommes comme principaux fruits, quel est le sens du pouvoir et quelle est la meilleure attitude vis-à-vis de celui-ci ?

Nous allons tenter de répondre à ces questions en trois étapes. Avant tout, une plongée vivifiante dans les Ecritures Saintes (la BIBLE), ensuite, une idée sur le sens du pouvoir pour les chrétiens, enfin des repères pour une meilleure attitude vis-à-vis du pouvoir.

  1. LE POUVOIR DANS LES ECRITURES SAINTES

La Sainte Bible évoque le terme « pouvoir » par rapport aux hommes qui l’exercent sur les autres hommes (Sg 6, 1-3 ; 1Tm 2, 1-2) ou par rapport à Dieu créateur du ciel et de la terre, qui s’est révélé directement et définitivement aux hommes en son fils Jésus-Christ en qui tout pouvoir a été remis par le Père (Mt 28,18 ; Jn 3,35). Le pouvoir des hommes est temporaire et pervers (cf. Jn 12,31 ; 1 Jn 5,19) ; tandis que le pouvoir de Dieu est illimité dans le temps et dans l’espace (Jn 18,36 ; cf. Ac 2,36 ; Hé 1).

Le livre de la Sagesse rappelle aux rois que c’est Dieu le Très-Haut qui leur a donné la domination et le pouvoir (Sg 6,3). Le prophète Jérémie (27,5-22) le confirme et précise : Dieu donne le pouvoir à qui bon lui semble (Jr 27,5 ; cf. Pr 8, 15-16). C’est Dieu qui a donné le pouvoir même à Nabuchodonosor (Jr 27, 6). La royauté de ce dernier, bien que pour l’instant « néfaste » pour le peuple choisi (Israël), elle a une mission bien précise : châtier le peuple d’Israël devenu rebelle (cf. Jr 27, 7-22) afin qu’il se repente et revienne au Seigneur, son Dieu.

Selon donc la Bible, tous les princes (les bons et les moins bons) sont des serviteurs de la Royauté de Dieu. Seul Celui qui les a mandatés leur demandera compte de la manière dont ils ont exercé le pouvoir et au besoin, son châtiment fondra sur eux d’une manière terrifiante et rapide (Sg 6, 4-5).

Aussi, dans la tradition biblique, la prière pour les souverains est-elle recommandée. A titre d’exemple, le prophète Baruch demande à ses compatriotes déportés à Babylone par le roi Nabuchodonosor, de prier pour la santé de celui-ci et pour celle de son fils Balthazar afin « que leurs jours soient sur terre comme les jours du ciel » et pour que les déportés trouvent grâce à leurs yeux (Ba 1, 11-12 ; cf.Jr 29,7 et Esd 6, 9-10).

Dans cette même perspective, Paul exhorte les chrétiens à prier pour les rois et tous les dépositaires de l’autorité, afin que, dit-il : « nous(chrétiens) puissions mener une vie calme et paisible en toute piété et dignité » (1Tim 2,1-3).

Paul et Pierre recommandent aussi à ceux qui les ont suivis dans la foi en Jésus-Christ, la soumission à l’autorité. Paul (Rm 13, 1-7) affirme le principe de l’origine divine du pouvoir et le suppose à la foi légitime et s’exerçant pour le bien de ceux qui s’y soumettent. Pour lui, l’autorité est un instrument de Dieu pour récompenser les mérites et conduire au bien celui qui est soumis. En même temps, l’autorité porte le glaive pour réprimer le mal : « elle est un instrument de Dieu pour faire justice et châtier qui fait le mal » (Rm 13,4 ; cf. 1P 2, 13-17).

Au cours de son ministère, Jésus constate que l’existence du pouvoir et son exercice par quelques personnes est un fait (Mc 10,42). Néanmoins, il tient à faire une mise au point importante (Mt 22, 16-21). Compte tenu du contexte politique ambigu et tendu - les uns sont pour le pouvoir politique en place en Israël, les autres le combattent - il invite ses compatriotes à faire la part des choses : respecter l’autorité pour le bien qu’on reçoit de lui, sans porter préjudice à l’autorité de Dieu, seul Souverain (cf. Lc 20,25 ; Rm 13,1-7).

Bref, pour les textes bibliques, le pouvoir vient de Dieu pour le bien des hommes. Il est un instrument de Dieu pour récompenser ou pour châtier les siens. Cependant, ceux qui l’exercent ont une grande responsabilité. D’abord devant leur Mandant Suprême, car tôt ou tard ils devront lui rendre compte de la manière dont ils ont géré le pouvoir qu’il leur a confié pour conduire son peuple sur la voix de la paix et de la prospérité. Ensuite, ils ont une grande responsabilité à l’égard des hommes qu’ils doivent conduire au bien. C’est pourquoi le pouvoir terrestre doit toujours se référer au pouvoir absolu de Dieu et ne doit jamais usurper la souveraineté de celui-ci.

 

  1. LE SENS DU POUVOIR POUR LES CHRETIENS.

Pour les chrétiens, le pouvoir a une valeur théologique et éthique à la fois : il vient de Dieu qui est l’unique Maître de l’histoire des hommes et des peuples et il réalise concrètement le bien de l’homme et de la société.

Cependant, devant le fait qu’il y ait des hommes qui commandent et d’autres qui leur soient subordonnés, et apparemment suivant certaines lois, deux questions sont soulevées : qui légitime le pouvoir et quelle est la mission de celui-ci ?

  1. LA LEGITIMITE DU POUVOIR

La première question à laquelle il faut essayer de répondre est celle de savoir « qui légitime le pouvoir des princes de ce monde ». Avant d’y répondre, nous constatons tout d’abord que les chrétiens, comme les autres citoyens, sont soumis aux autorités comme nous venons de le voir plus haut (Rm 13,1-7 ; 1 P 2,13-17). En même temps, il leur est même recommandé de prier pour elles (cf. Ba 1,11-12 ; Esd 6,10 ; 1 Tm 2,1-2). Au même moment, et c’est là le caractère distinctif et essentiel des chrétiens, ils confessent, dans leur Credo : « Je crois en Dieu le Père Tout-Puissant… » et ils invoquent la Seigneurie du Christ : « Amen, viens Seigneur Jésus » (Ap 22, 20 ; cf. Ac 2,21 ; 4, 12 et Rm 10,9).

Confesser la Toute-Puissance de Dieu et l’invocation de la Seigneurie de Jésus-Christ son fils (cf. Ph 2, 9-12) c’est d’une part, accepter le Règne de Dieu, Créateur du ciel et de la terre et glorifier le Christ son Fils, l’unique Rédempteur de l’humanité. D’autre part, c’est relativiser les autres formes de souveraineté. « Confesser Jésus comme Seigneur, nous dit J-M. Chappuis, ce n’est pas destituer César seigneur, mais c’est signifier à César la relativité et la précarité de sa seigneurie »[v].

Les théories que le Pape Léon XIII a qualifiées de « naturalistes »   ont enseigné que la cause du pouvoir est la collectivité humaine :  soit par le contrat social, soit par le mandat populaire dans le but de dompter la violence fondamentale et anarchique qui affecte les relations humaines. Pour Léon XIII, la responsabilité des hommes se limite au niveau de la détermination des régimes politiques qui s’adaptent mieux à leur génie propre, à leurs traditions ou à leurs coutumes, ainsi qu’à la désignation des dirigeants pour animer les institutions publiques. Ceci amène J.-L. Chabot à conclure en ces termes : « La souveraineté essentielle (le pouvoir) appartient à Dieu : tandis que la souveraineté procédurale (aménagement du pouvoir en régime politique et la désignation de la personne qui doit exercer l’autorité) relève du libre choix des hommes »[vi].

La providence divine, nous dit E. Fuchs, « maintient au cœur du monde un ordre qui puisse fournir un cadre pour que la vie humaine puisse se réaliser dans la liberté et la solidarité [vii]» ; elle légitime le pouvoir tant que, évidemment, celui-ci respecte vraiment la volonté divine. Par procession, au second degré, il reviendrait au peuple de valider le même pouvoir par un consensus qui dégagerait la manière dont il voudrait être gouverné et les personnes qui incarneraient le pouvoir.

La participation du peuple au pouvoir évite à ce dernier la tentation à la sacralisation pour se hisser d’une façon absolu au-dessus de la société, alors que normalement la transcendance du pouvoir humain n’est que vicaire et jamais originaire. Ainsi, prier pour ceux qui exercent le pouvoir, « c’est à la fois les honorer en situant dans l’horizon théologique la fonction qu’ils exercent et leur rappeler que leur légitimité est liée au respect de l’exigence de justice qui est à l’origine même de leur existence politique » (FUCHS E., Art. cité, p. 73).

Pour cela, tout pouvoir injuste se plonge lui-même dans l’illégitimité. Il s’agit en général de tout pouvoir qui ne s’occupe que de son bien privé ou du bien de ceux qui partagent son idéologie au détriment du bien commun ou au grand dam des droits fondamentaux de la personne humaine.

  1. LA MISSION DU POUVOIR

La seconde question qui mérite notre attention est celle relative à la mission du pouvoir. Par l’Epitre aux Romains (13,4), nous apprenons que le pouvoir (l’autorité) est « un instrument de Dieu pour te conduire au bien ». Le bien dont il s’agit pour les hommes (individus et communautés) de notre temps est multidimensionnel. Il s’agit d’un ensemble d’éléments qui permettent l’obtention de la perfection physique, intellectuelle, morale et spirituelle[viii]. Au départ, il s’agit d’une prospérité matérielle qui permet un développement harmonieux et une perfection naturelle et culturelle de l’homme dans les différentes dimensions de la personne. Bien entendu, puisque nul n’a le droit d’être heureux tout seul, cette prospérité ne se réalise pleinement qu’avec les autres. Dans cette perspective, E. Fuchs précise que la fonction du pouvoir « n’est pas seulement de donner aux hommes les moyens matériels de leur existence, mais aussi de les exercer à la communication, au dialogue, à la recherche de la signification de leur existence commune » (E. FUCHS, Art. cité, p. 75).

A travers le pouvoir, les hommes font l’expérience de l’interdépendance qui fait de lui le lieu d’articulation des différences dans une visée commune. En effet, les hommes en société ont des opinions et des intérêts individuels différents et même divergents. Si chacun poursuivait égoïstement sa propre voie, cela conduirait à l’anarchie et/ou à la domination des plus faibles par les plus forts. Le pouvoir est donc là pour orienter vers le bien commun les énergies de tous, dans le respect de la liberté et de la responsabilité des individus. Du coup, la « soumission » que Paul et Pierre proposent (Rm 13, 1-7 ; 1 P 2, 14) implique « la reconnaissance que le pouvoir est voulu de Dieu, pour nous permettre cette vie commune dans la paix et la sécurité ».

Aussi le pouvoir - malgré les perversions auxquelles il est constamment exposé - est-il, pour chacun d’entre nous, le lieu du « décentrement nécessaire de soi vers l’autre pour accéder vraiment à soi » ; la soumission étant alors découverte comme une « forme de l’amour, la perte de ses prétentions comme la possibilité de recevoir son existence d’autrui » (E. Fuchs, p. 76). Il y a relativisation de sa puissance personnelle et l’acceptation de la puissance de l’autre (ou de la puissance commune) comme plus rassurante. Ce climat permet le déploiement de toutes les énergies individuelles pour l’édification de l’œuvre commune et laisse ainsi la solidarité humaine s’épanouir dans toute sa splendeur - ce qui renforce davantage la cohésion sociale.

Compte tenu de cette nouvelle vision du pouvoir, le chef chrétien sera fondamentalement différent des chefs des nations dont parle Jésus dans l’Evangile de Marc (10,42) : « Vous savez que ceux qu’on regarde comme les chefs des nations dominent sur elles en maîtres et que les grands leur font sentir le pouvoir ».

Pour les chrétiens, le pouvoir est un service qui exige de celui qui l’exerce négation de soi pour affirmer son prochain. Voilà le sens de l’épisode du lavement des pieds que nous rapporte l’Evangile de Jean : Jésus, le Seigneur (Kurios) ceint le tablier de serviteur (Jn 13, 4-5). « Le pouvoir, nous dit Buetubela B., rend ainsi celui qui l’exerce solidaire avec la communauté ; il s’agit d’être grand ou premier dans et pour la communauté »[ix]. La communauté devient ainsi soudée pour le meilleur et pour le pire autour de son chef-serviteur.

  1. LA MEILLEURE ATTITUDE DU CHRETIEN VIS-A-VIS DU POUVOIR.

Des réponses aux deux questions précédentes, une troisième surgit : celle de savoir « la meilleure attitude pour le chrétien à l’égard du pouvoir ».

A travers l’histoire de l’Eglise, trois attitudes ont particulièrement caractérisé les relations des chrétiens avec le pouvoir politique : le pessimisme à l’égard du pouvoir de ce monde (Eglise primitive) ; l’optimisme parfois exagéré vis-à-vis du pouvoir politique (Eglise du Moyen Age) ; une attitude positive avec un regard critique constamment fixé en direction du pouvoir (depuis le Pape Léon XIII : 1878-1903, époque du surgissement de la doctrine sociale de l’Eglise).

Dans l’histoire de l’Eglise du Rwanda, l’attitude générale des fidèles du Christ à l’égard du pouvoir a aussi varié selon les époques. Les débuts ont été caractérisés par la méfiance réciproque. Le pouvoir considérait les convertis au christianisme comme des traitres, des complices de l’homme blanc (le colon et le missionnaire). Les premiers convertis, de leur côté, trouvaient en l’Eglise une force providentielle pour une libération probable des contraintes socio-politiques de l’époque.

Avec l’avènement de Monseigneur Léon-Paul Classe (Vicaire apostolique du Rwanda : 1922-1943), la situation s’est mieux précisée. Pour réussir sa mission de christianiser le Rwanda en effet, l’Eglise a été amenée à mettre tous ses charismes au service du pouvoir en place. Elle en arriva même à participer à la destitution et à la ‘’nomination’’ des rois.

Durant la période qui a précédé et préparé l’indépendance du pays (1956-1962), l’Eglise a osé jeter un regard critique sur la situation socio-politique difficile qui prévalait. Elle a saisi l’occasion pour rappeler à ses fidèles les attitudes chrétiennes à adopter dans de telles situations : des attitudes qui reflètent particulièrement la charité, la justice, la vérité et l’unité[x].

Sous les deux Républiques (1961-1994), les faits attestent que l’Eglise a travaillé en symbiose avec le pouvoir politique pour le développement socio-économique du pays. Au début de la décennie 1990, hélas ! le Presbyterium du diocèse catholique de Kabgayi était obligé de constater qu’entre-temps « l’Eglise s’est inféodée outre mesure aux autorités politiques »[xi].

Avec les bouleversements socio-politiques survenus au Rwanda depuis 1994, tout laisse croire que les relations entre l’Eglise et le pouvoir en place traversent une zone de turbulence (voir la Revue ‘’Dialogue’’ de 1999, n° 209 et 212) - avec pour le moment un apaisement apparent. Depuis le début, le régime actuel accuse l’Eglise (dans sa globalité) d’avoir pris part (et peut-être même de prendre part !) aux folies meurtrières de lutte pour le pouvoir qui endeuillent le pays depuis plus de 30 ans déjà.

Pour le moment, les protagonistes officiels nous font assister à un imbroglio qui laisse percevoir une volonté délibérée de certains « grands » du moment de trouver absolument où décharger leurs frustrations. La situation offre cependant aux chrétiens l’occasion de méditer profondément les paroles du Christ lorsqu’il calmait Pilate et les autres dignitaires de son temps qui se croyaient menacés par la royauté du Messie. « Mon royaume n’est pas de ce monde » (Jn 18,36) leur a-t-il rassurés. Pour le Christ, il ne s’agissait pas d’une capitulation devant la gravité de la crise autour du pouvoir. Il encourageait plutôt Pilate (et ses pairs) à garder tranquillement le pouvoir qui lui avait été confié (temporairement) ; mais il lui rappelait en même temps de le référer à celui d’En-Haut, car de lui seul vient la vérité (cf.Jn 18,37 ; 3,11) qui fait vivre réellement ceux qui l’ont découverte.

Comme on peut s’en rendre compte, pour le chrétien, la meilleure attitude vis-à-vis du pouvoir est de lui reconnaitre d’abord la positivité fondamentale car il reste un don de Dieu à la communauté pour le service des membres de celle-ci. Cette attitude éveille cependant notre responsabilité qui consiste à maintenir un regard critique sur tout pouvoir. En effet, comme le dit E. Fuchs, bien qu’il n’y ait pas de programme politique chrétien à imposer, « il y a par contre une irréductible éthique à laquelle les chrétiens doivent sans cesse se référer et référer la vie politique et l’action du pouvoir de l’Etat » (Art. ct., p. 80 ; Cf. VATICAN II, G.S., n° 76) : le pouvoir est toujours un service pour le bien de l’homme dans et avec sa communauté.

Cette attitude permet d’éviter trois types de perversions qui guettent sans cesse tout pouvoir, à savoir : sa sacralisation, la chosification de la personne humaine, et la sclérose.

  1. La sacralisation du pouvoir.

La première perversion est la sacralisation du pouvoir ainsi que des personnes et des structures qui l’incarnent. A ce moment, un « simple » humain se hisse au rang des divinités - celui qui est un peu modeste se laisse appeler « Homme-fort » - alors qu’il est à peine comme cette herbe qui pousse le matin et, le soir, est à peine bon pour être jetée au feu. Dans ce cas, la tentation est celle d’inventer des mythes qui consacrent les usages du moment, hypnotisent le peuple et le rendent incapable de créer sa propre histoire. On cherche à vivre un passé (paradisiaque) révolu ou on s’enferme dans un présent chimérique qu’on fabrique de toute pièce, au lieu de penser un avenir à construire dès aujourd’hui, avec les potentialités du moment.

  1. La chosification de la personne humaine.

La seconde perversion est la conséquence directe de la précédente. En effet, « Toute idolâtrie, c’est-à-dire toute sacralisation d’un système, d’une personne, d’une idéologie, d’une religion, aboutit toujours, par le biais du mensonge et du cynisme, au mépris de l’homme, à son objectivation (FUCHS, E., p. 81)

Cette déviation consiste à chosifier voire animaliser la personne humaine (voir les appellations : ‘’igipinga’’, ‘’igisimba’’ ; ‘’inyenzi’’, ‘’inzoka’’...). Au lieu de voir en la personne humaine la fin de tout pouvoir, à savoir lui permettre d’entrer en commun avec le prochain et avec Dieu, les tenants du pouvoir cherchent plutôt à isoler le citoyen pour en faire un outil à leur portée, exposé à l’exploitation, à l’oppression et même à la répression. Ici, le pouvoir se tourne contre celui qu’il devait servir et l’asservit ou même l’anéantit dans la violence. Pour ce pouvoir, le citoyen est seulement celui qui est à son service ; les autres sont des rebelles à anéantir.

  1. La sclérose.

La troisième perversion est celle de tout pouvoir fatigué, car tout système qui dure entre les mains des mêmes individus se sclérose. Et la sclérose s’accélère prématurément lorsque l’équipe qui s’accroche au pouvoir n’a rien de bon à proposer au peuple.

A ce moment, le pouvoir subit une réduction technocratique à la seule fonction de gestionnaire au profit des élus. Un individu s’impose, se constitue un groupe restreint (akazu) avec lequel il se fait spécialiste de tous les problèmes de la nation, alors qu’en réalité c’est le pillage systématique du bien commun qu’il opère au profit de sa clique. A force de commettre des crimes, le groupe est saisi d’une peur paranoïaque de perdre ce pouvoir sous lequel il se cache. L’équipe passe alors le reste du temps à jouer à la prolongation pour retarder l’échéance. Puisqu’ils se sentent constamment menacés, les dinosaures s’accrochent davantage à ce pouvoir qu’ils ont déjà perverti et s’enfoncent dans la tyrannie, deviennent insensibles aux problèmes des citoyens et de la société et perdent ainsi la confiance du peuple au nom duquel ils prétendent agir.

CONCLUSION

Compte tenu de tout ce qui précède, nous constatons que le chrétien est avant tout ce veilleur placé dans l’espace politique. Il a la lourde responsabilité de déceler et de dénoncer à temps les tares dont peut souffrir le pouvoir au cours de son exercice, mais dans le seul but de permettre à celui-ci de rester au service de l’homme pour le conduire au bonheur auquel il aspire.

Celui qui confesse le nom du Christ a aussi le devoir de proposer des actions concrètes qui puissent permettre le renouvellement de l’ordre temporel de telle manière que  « dans  le respect de ses lois propres et en conformité avec elles, il devienne plus conforme aux principes supérieurs de la vie chrétienne et soit adapté aux conditions diverses de lieux, de temps et des peuples »[xii].

Enfin, les chrétiens (‘’exceptés’’ les clercs, Canon 285 du Code de droit canonique) - comme les autres citoyens, sont conviés à participer à l’exercice du pouvoir politique et ce pour trois raisons fondamentales. D’abord pour « pénétrer d’esprit chrétien les mentalités et les mœurs, les lois et les institutions » (A.A, n° 13) de leur cité. Ensuite, pour que les décisions importantes concernant leur communauté (politique) ne se prennent sans eux et peut-être en leur défaveur ou en défaveur de quiconque des citoyens. Enfin, pour qu’éventuellement les chrétiens, d’une foi solide et compétents (G. S., n. 75), en collaboration avec tous les hommes et toutes les femmes de bonne volonté, puissent prendre la responsabilité directe d’aider les concitoyens à réaliser leurs espoirs les plus nobles et les plus légitimes.

En effet, de la manière dont les chrétiens, armés de leur foi en Celui qui a offert à l’humanité la vie en plénitude (cf. Jn 10,10), s’acquitteront de leur noble mission d’être le sel et la lumière du monde (cf. Mt 5, 13-16), dépendra l’avenir des nations qui ont le privilège inouï d’avoir une population en majorité chrétienne.

Emmanuel HABUMUREMYI, France

05-04-2021

 

[i] Document publié dans Dialogue, Revue d’information et de réflexion, n° 217, juillet-août 2000, p.19-32).

[ii] Le terme ‘’pouvoir’’ fait directement référence aux concepts : autorité, commandement, obéissance, puissance…

[iii] Au Rwanda, par exemple, le recensement général de la population d’août 1991 révélait que 89% de la population totale se réclamaient chrétiens, dont Catholiques : 62,6% ; Protestants : 18,8%, Adventistes : 8,4%. Aujourd’hui, avec l’avènement d’autres groupes que certains appellent ‘’politico ou économico-religieux’’, on devrait s’approcher au moins des 95% de ‘’chrétiens’’.

[iv] AUBERT, J.M., ‘’Pouvoir’’, dans Catholicisme, t. II, 1988, Col. 696.

[v] CHAPPUIS, J.M., « L’invocation du Seigneur Jésus-Christ comme limitation des pouvoirs humains », dans Revue d’éthique et de théologie morale ‘’Le Supplément’’, n. 162 (1987), p.38.

[vi] CHABOT, J.-L, La doctrine sociale de l’Eglise, Paris, PUF, 1992, p. 78.

[vii] FUCHS, E., ‘’Le pouvoir, un problème théologique et éthique’’, dans Revue d’éthique et de théologie morale ‘’Le Supplément’’, n. 162 (187), p. 73.

[viii] Cf. Vatican II, Constitution pastorale sur l’Eglise dans le monde de ce temps (GS), 74, §1.

[ix] BUETUBELA, B., « Le pouvoir et service selon Mc 10,41-45 », dans Eglise et démocratie en Afrique, p. 165.

[x] Lire SECRETARIAT GENERAL DE LA CONFERENCE DES EVEQUES CATHOLIQUES DU RWANDA, Lettres pastorales et autres déclarations des évêques catholiques du Rwanda : 1956-1962, Kigali, Pallotti-Pressse, 1999, 167 p. ; LINGUYENEZA Vénuste (Textes recueillis et présentés par), Lettres pastorales et autres déclarations des évêques catholiques du Rwanda : 1956-1962, Waterloo, février 2001, 320 p.

[xi] DIOCESE DE KABGAYI, Convertissons-nous pour vivre ensemble dans la paix, Gitarama, 1er décembre 1991, p. 11-13.

[xii] VATICAN II, Décret sur l’apostolat des laïcs (A.A.), n° 7.

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