« Mais par quel tour de magie en sont-ils venus à sortir un communiqué pareil ? », s’emporte un diplomate de l’Union africaine qui, en ce vendredi 18 janvier 2019, fait fi de tout devoir de réserve. « Et on va faire quoi la prochaine fois ? Demander le recomptage des voix lors des prochaines élections au Nigeria ? » La veille, une dizaine de chefs d’Etat du continent s’étaient réunis au siège de l’organisation panafricaine à Addis-Abeba. Pendant cinq longues heures, enfermés à huis clos, ils ont débattu de la crise postélectorale en République démocratique du Congo. Le président sortant Joseph Kabila, au pouvoir depuis 18 ans, semble prêt à laisser son fauteuil à Félix Tshisekedi, fils de l’opposant historique, tout en se réservant le contrôle des assemblées nationale et provinciales. Emboîtant le pas à l’Eglise catholique et certains partenaires du Congo, africains et occidentaux, ces chefs d’Etat africains mettent en doute les résultats provisoires et exigent la suspension de la publication des résultats définitifs, en attendant la venue d’une délégation à Kinshasa quatre jours plus tard.

Celui qui convoque cette « réunion consultative de haut niveau », c’est, ironie de l’histoire, le Rwandais Paul Kagame, président en exercice de l’Union africaine (UA), élu pour un troisième mandat à la tête de son pays en 2017 avec officiellement 98% des voix. Depuis son accession au pouvoir, il refuse tout dialogue avec son opposition, tout en s’octroyant le droit de se représenter jusqu’en 2034. La perspective d’un Paul Kagame faiseur de rois fait grincer des dents à Kinshasa, jusque dans les rangs de l’opposition, tant le chef de l’Etat rwandais a été accusé depuis 1996 de chercher à déstabiliser le pays et d’avoir multiplié les fosses communes jusqu’à Kisangani. « Ça a immédiatement décrédibilisé l’initiative aux yeux de beaucoup de Congolais qui souhaitaient pourtant le respect de la vérité des urnes », renchérit un activiste congolais.

L’Ougandais Yoweri Museveni et l’autre Congolais Denis Sassou-Nguesso, respectivement au pouvoir depuis 33 et 22 ans, sont là aussi. Un diplomate congolais s’empresse de railler les conclusions d’un « club de présidents à vie » qui osent faire la leçon au « père de la démocratie » Joseph Kabila. Ce diplomate rappelle que Joseph Kabila, lui, n’a ni changé sa Constitution ni placé son dauphin à la tête de l’Etat. Pourtant, au Congo, il y a eu des entraves, des tentatives de corruption ou des cas de fraude, les Congolais sont restés déterminés à voter massivement et dans le calme contre le candidat de la coalition au pouvoir, Emmanuel Ramazani Shadary. Après deux années de report et plusieurs manifestations réprimées dans le sang, la tenue en elle-même des élections constituait, même pour la mission d’observation de l’Union africaine, « une première victoire pour le peuple congolais ».

Des « doutes sérieux » sur les résultats

Ont également fait le déplacement dans la capitale éthiopienne les chefs d’Etat de l’Afrique du Sud, de l’Angola, la Zambie, la Namibie et même la Guinée et le Tchad, auxquels sont venus s’ajouter le Premier ministre éthiopien et le président de la Commission de l’UA, hôtes de fait de ce mini-sommet. Certains sont présents en tant que présidents d’organisations sous-régionales, tous ou presque ont joué un rôle dans les deux guerres du Congo. Ils ont tous, à un moment ou à un autre également, soutenu Joseph Kabila. Ce sont les parrains, tantôt agacés, tantôt insistants dans leurs conseils.

Enfermés à huis clos, sans avertir leurs entourages ou même l’administration de l’Union africaine, ces chefs d’Etat prennent le contrepied d’un Communiqué de la communauté de développement de l’Afrique australe (SADC) publié quelques heures plus tôt. Ils n’exigent pas le respect de la souveraineté du Congo, mais concluent plutôt « à l’existence de sérieux doutes quant à la conformité des résultats provisoires des élections » en RDC, selon l’étrange communiqué paru tard dans la soirée du 17 janvier 2019. « Dans le huis clos, ce sont surtout les voisins du Congo, le Rwanda, l’Angola, le Congo-Brazzaville et la Zambie qui ont poussé, ils ont fait prévaloir qu’il fallait agir pour préserver la sécurité régionale », confirme un proche collaborateur de l’un des chefs d’Etat présents. Un ministre d’un pays voisin confie : « Kabila joue un jeu dangereux ».

Cette pression régionale, Joseph Kabila a eu à y faire face depuis 2016. Le benjamin des chefs d’Etat de la région n’a cessé de clamer l’indépendance et la souveraineté du Congo, il a évité les sommets et les visites, régulièrement « trop occupé », disent ses proches. Mais c’est en partie sous pression de parrains régionaux qu’il a renoncé à un troisième mandat jugé trop dangereux. Ses foudres, l’ex-chef de l’Etat congolais les réservait à l’ancienne puissance coloniale, la Belgique. Il n’a pas hésité non plus à entrer dans un bras de fer avec l’Union européenne et est presque parvenu à réduire au silence la Monusco, la Mission des Nations unies au Congo, dont il avait exigé un plan de retrait définitif.

Quelle stratégie face au refus de Kinshasa ?

Sans surprise, Kinshasa refuse très vite de suspendre la proclamation des résultats définitifs de la présidentielle, crie à l’ingérence et promet un arrêt de la Cour constitutionnelle « dans les délais prévus par les lois de notre pays que l’on ne peut pas violer », justifie le porte-parole du gouvernement congolais, Lambert Mende. Mais ce communiqué et l’annonce de la visite sont très vite applaudis par la Conférence épiscopale du Congo et l’Union européenne, la France et la Belgique en tête. Paris et Bruxelles sont ouvertement accusées par des diplomates de l’UA d’être « la main noire » derrière une prise de position critiquée sur la forme et dont ils redoutent les implications.

Les Etats-Unis, qui réclamaient comme les autres la vérité des urnes, restent eux étrangement silencieux, ils reconnaîtront à la veille de l’investiture, après un tête-à-tête avec leur ambassadeur à Kinshasa, le nouveau président de la « première passation de pouvoir pacifique et démocratique ».

Du côté des chefs d’Etat de l’Union africaine, le premier à rompre les rangs, c’est le Sud-Africain Cyril Ramaphosa, pourtant annoncé comme partant dans la délégation de haut niveau à Kinshasa. Une source diplomatique africaine disait qu’il « avait exprimé des réticences à pousser Joseph Kabila dans ses derniers retranchements et s’était laissé convaincre à Addis-Abeba ». Après tout, l’exigence démocratique en Afrique australe se limite à une alternance au sein de large coalition au pouvoir.

Quelques heures à peine après la proclamation des résultats définitifs, le « toujours conciliant » Cyril Ramaphosa s’empresse de féliciter Félix Tshisekedi pour sa victoire, malgré les soupçons de négociations avec son allié traditionnel et jusqu’ici partenaire financier de l’Afrique du Sud, Joseph Kabila. La visite est reportée sine die etl’autre opposant, Martin Fayulu, qui s’est autoproclamé président, voit les chances de voir sa victoire reconnue par la communauté internationale s’envoler. Sur les quatorze chefs d’Etat invités, un seul fera le déplacement pour assister à l’investiture de Félix Tshisekedi. Le Rwanda de Paul Kagame ne dit rien.

Joseph Kabila a-t-il suffisamment cédé ?

En août dernier, après avoir désigné son dauphin, Joseph Kabila pense sans doute que la pression va se relâcher. Il accepte d’assister à un sommet de la SADC. « Il arrive en étant persuadé qu’il sera accueilli en héros de la démocratie », explique un des participants à la rencontre. « A son arrivée à l’aéroport, il y a les présidents sud-africain, namibien et angolais qui l’attendent et lui donnent le programme ». Joseph Kabila se retrouve contraint par ses pairs de l’Afrique australe de faire un discours d’adieux. Le futur ex-président ne cache pas qu’il est pris de court et n’aime pas l’idée. Face à l’assemblée de chefs d’Etat et de gouvernement réunis à Windhoek, Joseph Kabila s’amuse à jouer la confusion : « Je ne vous dis pas au revoir, mais à bientôt ». Le Sud-Africain Cyril Ramaphosa se moque. Lui dit n’avoir aucune difficulté à céder la présidence de l’organisation sous-régionale à son homologue namibien, Hage Geingob.

A ses voisins, en cette période d’incertitude sur son avenir, le président sortant ne refuse pas grand-chose. Quand l’Angola, toujours en proie à une grave crise économique, expulse plus de 250 000 Congolais vivant sur son territoire, il proteste à peine. Joseph Kabila n’hésite pas non plus à extrader de présumés rebelles au Burundi sur demande de son voisin, Pierre Nkurunziza. L’armée burundaise est régulièrement autorisée à s’installer de l’autre côté de la frontière pour poursuivre les groupes armés qui lui sont hostiles.

Peu avant de nommer son dauphin, Emmanuel Ramazani Shadary, Joseph Kabila dépêche à Kigali son ministre des Affaires étrangères, Léonard She Okitundu et les chefs des renseignements civils et militaires, suscitant bien des spéculations sur ses intentions, à l’approche de la clôture du dépôt des candidatures pour la présidentielle. Depuis la fin 2015, l’armée congolaise et ses supplétifs, dont le NDC-Renové du chef de guerre Guidon, sous sanction de l’ONU, avaient régulièrement attaqué des bastions des rebelles hutus rwandais, FDLR et CNRD, sans jamais arrêter de cadres, forçant des centaines de milliers de Hutus, rwandais comme congolais, à se déplacer des territoires enclavés de Walikale et du sud-Lubero, vers ceux du Masisi et du Rutshuru.

Kagame et Kabila, frères ennemis ?

Les relations entre le Congolais Joseph Kabila et le Rwandais Paul Kagame, allié de l’AFDL, la rébellion du père, Laurent-Désiré Kabila, ont toujours suscité beaucoup de spéculation. « L’impunité de l’un garantit la sécurité de l’autre et inversement », commente un diplomate occidental. Kinshasa a même été accusé par l’organisation de défense des droits de l’homme Human Rights Watch de recruter d’anciens rebelles du M23, notamment grâce à l’aide d’officiers rwandais et ougandais et de les utiliser pour la répression de manifestations hostiles à un troisième mandat.

A partir de juillet 2018, Kinshasa coopère plus activement encore avec Kigali et arrête des cadres FDLR jusqu’ici considérés comme intouchables, dont leur porte-parole Bazeye Fils Laforge et un des chefs du renseignement militaire, le colonel Théophile Abega. Les cadres les plus seniors, impliqués dans le génocide de 1994, comme les généraux Sylvestre Mudacumura et Victor Byiringiro, et les principaux officiers des FDLR ont toujours mystérieusement échappé aux attaques.

Depuis, l’armée congolaise capture également des combattants soupçonnés de collaborer avec l’autre ennemi de Kigali, le RNC, un parti d’opposition formé par des anciens du régime, dont le général Kayumba Nyamwasa, l’ex-chef d’état-major du Rwanda qui vit depuis une tentative d’assassinat en 2010 sous protection des services sud-africains. Les services congolais présentent même au groupe d’experts des Nations unies plusieurs combattants qui vont jusqu’à affirmer que « Nyamwasa se rendait fréquemment dans la région ». Sur base de ces affirmations, les experts onusiens interpellent Pretoria sur les capacités de mouvement de l’ex-haut gradé rwandais, à la plus grande joie de Kigali.

En novembre 2018, le gouvernement congolais fait un autre geste à l’attention de Kigali. Avec la Monusco comme spectatrice, il rapatrie de force des centaines d’anciens combattants FDLR et leurs familles des trois camps de transit. Depuis quatre ans, ils refusaient de rentrer dans leur pays, ils demandaient l’ouverture d’un dialogue politique ou leur rapatriement vers un pays tiers, en vain. Avec l’assistance du Haut-Commissariat des Nations unies aux réfugiés, le président Paul Kagame a peu à peu obtenu de tous les pays de la région qu’ils retirent le statut de réfugiés à tous, même à ceux qui se disent victimes des massacres de son armée au Congo. Habitué à affronter des rébellions soutenues par Kigali, Joseph Kabila ne sait que trop bien que pour Paul Kagame, la survie de son régime prime sur la souveraineté de ses voisins.