Une menace des « gilets verts » africains a-t-elle commencé au Gabon ?
Par Charles Onana
Au vu de la situation qui vient de se produire au Gabon, certains ont jugé prémonitoire mon article « nouvelles menaces des états africains en 2019 ».
En fait, cet article n'avait rien de prophétique. C'était simplement une analyse prospective des réalités d'une région politiquement figée auxquelles s'ajoutent des données géopolitiques datant de 2007. S'agissant du Gabon, pays pétrolier dont les immenses revenus dans ce secteur peinent à garantir une vie décente à la majorité des Gabonais, cela fait un moment qu'il est sur des braises ardentes. Après une vacance de fait du pouvoir suite à l'accident cardio-vasculaire cérébral du chef de l'Etat Ali Bongo et à la guerre des clans qui fait rage au sein du régime, sans oublier la répression de l'opposition politique et des citoyens gabonais depuis plusieurs années, à quoi pouvait-on s'attendre ?
En Afrique Centrale, les régimes en place n'acceptent pas de quitter la scène ni de pacifier leurs rapports avec l'opposition politique si ce n'est pour l'humilier et l'asservir. Le même traitement est infligé aux populations. Ces régimes ne jurent que par la violence et la violence uniquement. Il est donné aux opposants, qui ne sont pas exempts de tout reproche, de choisir entre le renoncement au combat pour l'alternance et l'expérience de la répression. En clair, ou bien ils entrent dans le club fermé des thuriféraires du régime en place ou ils vivotent jusqu'à la mort.
Ce traitement, longtemps réservé aux opposants sous les partis uniques, est toujours en vigueur en Afrique Centrale. C'est le cas au Cameroun, au Congo-Brazzaville, en RDCongo et au Tchad où les (vrais) opposants et les autres citoyens sont humiliés, précarisés et asservis avec une certaine jubilation. Dans ces pays, l'alternance politique est bloquée depuis plusieurs décennies et quand elle survient comme ce fut le cas en République Centrafricaine, c'est au prix d'un effroyable bain de sang. Ces pays dont on vante régulièrement les ressources pétrolières et minières réduisent le combat politique national à l'anéantissement ou à la mort physique de l'adversaire. Cette culture politique d'un autre âge peine à disparaître au profit d'un affrontement d'idées, d'un partage des connaissances ou des savoirs dans tous les domaines et d'une saine compétition pour le bonheur des individus et des autres êtres vivants.
La très riche Afrique Centrale s'accommode bien de la progression de la misère, du chômage des jeunes, de la mortalité précoce, de la criminalité urbaine, de la pollution, des négligences de toutes sortes et de la corruption généralisée. Ce sont ses repères. Même si les populations s'en plaignent, cela ne change rien. On ne change pas ce qui réussi.
Dans le même temps, une petite poignée d'individus concentre entre leurs mains et de façon insolente toutes les richesses et les moyens financiers des pays de la région. Le problème est qu'il ne s'agit pas d'entrepreneurs au vrai sens du terme ni de travailleurs infatigables ni même d'inventeurs. Ce sont des pilleurs d’États et des ressources de cette région. Souvent de mauvaise foi, ils s'arrogent les marchés publics, puisent inlassablement dans les caisses de l’État, bradent toutes les richesses de la région, achètent le silence et la soumission et gèrent le patrimoine national comme un butin de guerre. Foncièrement accumulateurs, insouciants, imbus d'eux-mêmes et d'une vulgarité indescriptible, ils traitent leurs compatriotes comme des « choses » sans intérêt et sans aucune valeur. Ils roulent avec des voitures de luxe dans les marécages et habitent avec 5 personnes dans des immeubles de trente pièces avec des pannes régulières d'électricité et des toilettes bouchées. Ça ne leur pose aucun problème métaphysique. Le pays coule mais eux sont développés, sur-développés dirait-on.
En Afrique Centrale, les jeunes (entre 60% et 75% de la population), supposés être la force vive de ces États, sont réduits, diplômés ou pas, à occuper des petits jobs d'appoint non qualifiés et mal rémunérés. C'est la première et la dernière étape d'une vie normale avant de sombrer temporairement ou définitivement dans l'alcool ou la délinquance. Les plus chanceux dépendent exclusivement de l'aide interminable de leurs cousins, tantes, oncles, neveux, nièces, frères ou sœurs résidant en Occident.
Ces derniers sont touchés par la double peine de devoir subvenir à leurs propres besoins et à ceux de leurs familles très élargies ou de leurs amis vivant sans perspectives professionnelles. Ils sont sans cesse sollicités, parfois rackettés, pour régler des urgences du type : frais d'hospitalisation ou d'ordonnances médicales, frais de scolarité, bref tout ce qui a trait aux besoins primaires des individus. Les plus désespérés se dirigent vers la méditerranée, juste pour fuir « l'enfer » supposé ou réel de l'Afrique Centrale...
Quand on observe les forces de sécurité dans cette région, on constate qu'elles sont encouragées à vivre de corruption, de passe-droits, d'intimidation ou de trafics en tout genre. Tous ceux parmi les officiers, sous-officiers, soldats, agents de la force publique et autres qui servent leur pays loyalement, légalement et professionnellement, sont harcelés, méprisés, maltraités, marginalisés et frustrés. Ce sont des idéalistes ou des inadaptés. Leur tort est de respecter les règles et la loi. Les corrompus les détestent ! Ils gênent leurs « affaires ». Manifestement, les putschistes gabonais appartenaient plutôt à cette catégorie de soldats. D'après une source gouvernementale citée par le Monde, ce seraient de « jeunes soldats surendettés qui n’ont pas figuré sur le tableau d’avancement de la fin d’année ». Ces jeunes putschistes ont pour leur part dénoncé la « confiscation du pouvoir », le « spectacle désolant du discours du nouvel an » et la « honte du pays aux yeux du monde ».
Deux visions et deux mondes s'affrontent ici. Il y a d'un côté les accumulateurs impénitents et de l'autre les inadaptées de plus en plus désespérés.
La tentative de coup d’État du Gabon montre à quel point les États d'Afrique Centrale sont aujourd'hui vulnérables et en décalage total avec l'évolution de leur propre société. Elle dénote un ras-le-bol interne qui peut conduire à l'implosion d'un pays en quelques minutes ou en quelques heures. C'est la principale leçon de cette aventure militaire. Sans grande préparation et sans disposer d'un matériel de guerre sophistiqué, quelques jeunes soldats excédés ont fait vaciller un pays et un régime. La violence et la terreur ne constituent donc en rien une garantie de sécurité pour ces régimes crépusculaires.
On se souvient, il y a quelques années, que l'armée française avait dû intervenir pour sauver le régime du président Idriss Déby du Tchad face à l'assaut de rebelles venus du Soudan. Tous les appareils sécuritaires de cette région sont tournés en priorité vers la protection des régimes en place et pas vers la protection du pays et des citoyens. C'est une anomalie persistante des partis uniques, un anachronisme qui ne permet pas de moderniser les systèmes de sécurité en Afrique Centrale. Il est politiquement correct de condamner tous les recours à une prise de pouvoir non constitutionnelle encore faut-il avoir la volonté d'identifier et de traiter les causes de ce type d'initiatives. Qui est prêt à quitter le pouvoir, avec dignité, après un temps raisonnable de 10 ou 15 ans pour laisser à d'autres intelligences le soin de continuer, d'échouer ou de réussir ? Combien travaillent à favoriser l'alternance pacifique ou à en faire une donnée naturelle dans cette région qui ne manque ni d'intelligences ni d'experts en tous genres et dans presque tous les domaines ? Il est bien beau et légitime de s'indigner quand Trump ou Sarkozy tiennent des propos déplacés sur l'Afrique mais il serait encore mieux de prouver qu'ils ont tort en posant des actes qui honorent l'Afrique Centrale et la font respecter.
L'accident cardio-vasculaire cérébral du chef de l’État gabonais ne méritait-il pas un retrait digne et honorable de la vie politique afin de jouir d'une bonne et longue convalescence plutôt que de provoquer une initiative des soldats après cette sortie imprudente du 31 décembre 2018 qui a ouvert le doute sur ses capacités à gouverner ? Pourquoi vouloir se maintenir au pouvoir à tout prix et exposer le pays à l'aventure des « gilets verts » alors qu'on peut aussi recourir à des solutions plus rassurantes et plus intelligentes ? L'audacieux lieutenant Kelly Ondo Obiang, au demeurant brillant serviteur de l'Etat, admirateur du capitaine Charles N'tchoréré (héros gabonais qui défia les nazis dans la Somme -en France- pendant la Seconde Guerre mondiale), a exprimé ce que beaucoup d'officiers, d'enseignants, de médecins, d'étudiants, d'ingénieurs, etc. exprimeraient au Gabon et dans tous les pays ou presque d'Afrique Centrale.
Il n'est donc ni sage ni pertinent de se livrer à un concert de blâmes hypocrites comme certains l'ont fait précipitamment autour de son acte mais il vaut mieux se demander ce que cet acte veut dire et ce qu'il nous enseigne.
Les structures et le fonctionnement des régimes actuels en Afrique Centrale sont obsolètes et leur culture est complètement inadaptée aux réalités nationales et internationales du moment. Il faut le redire pour ceux qui peinent à changer d'époque. L'Afrique Centrale vit hors du temps et chacun l'observe tous les jours. Elle doit pouvoir sortir de sa léthargie autodestructrice et s'adapter au nouveau monde et aux nouveaux enjeux au risque de s'enliser dangereusement. Ce qui vient de se passer au Gabon devrait réveiller ceux qui dorment profondément sur leurs lauriers...
Avec tous mes compliments pour une meilleure année 2019
Charles ONANA