LA FRANCE NE DOIT PAS ROUGIR DE SON ENGAGEMENT AU RWANDA
Jean-Marie Ndagijimana*
Auteur du livre La France a-t-elle participé au génocide rwandais? Éditions la Pagaie, 184 pages ; ISBN : 9782916380124
Extrait p.13 à 22
État de la question
La France et le Rwanda entretiennent des relations houleuses depuis le génocide rwandais de 1994, qui a fait, selon l'ONU, environ 800.000 morts parmi la minorité tutsi et les opposants hutu au régime de Habyarimana. En novembre 2006, le Rwanda a rompu ses relations diplomatiques avec
Pour mémoire, rappelons que certains gouvernements et organisations internationales ont présenté des excuses ou des regrets pour leur inaction pendant le génocide de 1994.
En mars 1998 à Kigali, l’ancien président des États-Unis, M. Bill Clinton en poste en 1994, déclarait : "Nous n’avons pas agi assez vite après le début des massacres. Nous n’aurions pas dû permettre que les camps de réfugiés deviennent des sanctuaires pour les tueurs. Nous n’avons pas immédiatement appelé ces crimes par leur véritable nom : génocide."
Deux mois plus tard, M. Kofi Annan, secrétaire général des Nations unies, se rendit à Kigali où il déclara que : "Le monde doit se repentir profondément de cet échec. La tragédie du Rwanda a été une tragédie du monde entier. Nous tous devrions prendre soin du Rwanda, nous tous avons été témoins de sa souffrance, avec le regret de n’avoir pu prévenir le génocide." Deux années plus tard, jour pour jour, Guy Verhofstadt, premier ministre belge, présent au Rwanda pour la 8ème commémoration du génocide, déclara : "Au nom de mon pays et de mon peuple, je demande pardon."
Avant d’analyser le rôle de la France au Rwanda entre 1990 et 1994, nous allons passer en revue les accusations que les autorités de Kigali portent contre Paris, ainsi que les positions exprimées par les principales personnalités françaises concernées par cette question.
Le président rwandais Paul Kagame est revenu à plusieurs reprises sur les responsabilités de la France dans le génocide de 1994. Ainsi par exemple, le 2 juillet 2002, il déclarait que "
C’est dans cet esprit que quelques années plus tard, il avait créé la commission Mucyo, du nom de son président, ancien officier tutsi du FPR accusé par plusieurs témoins oculaires de crimes contre l’humanité dans la préfecture de Butare en 1994. La commission Mucyo fut "chargée de rassembler les preuves montrant l'implication de l'État français dans le génocide". On remarquera en passant la précision du mandat assigné a priori à cette commission dite neutre et indépendante. Dans son rapport publié en août 2008, la Commission Mucyo conclue que
Face à ces graves accusations contenues dans le rapport Mucyo, le ministre français des Affaires étrangères de l’époque, M. Bernard Kouchner qu’on ne peut pas soupçonner de nourrir quelque animosité que ce soit à l’encontre du régime du FPR dont il se dit proche, avait, à travers son porte-parole, rejeté ces accusations en ces termes : "Il y a dans ce rapport des accusations inacceptables portées à l'égard de responsables politiques et militaires français". Et de poursuivre : "On peut s'interroger sur l'objectivité du mandat confié à cette commission indépendante chargée par les autorités rwandaises de rassembler les preuves montrant l'implication de l'État français dans le génocide perpétré au Rwanda", a-t-il poursuivi.
Il faudra attendre deux ans pour que le président Nicolas Sarkozy se prononce sur la question, à l’occasion de sa première visite dans la capitale rwandaise. Lors d’une conférence de presse tenue conjointement avec son homologue rwandais, le 25 février 2010, le président français a fait la déclaration suivante : « Cette visite au Rwanda me tenait très à cœur, elle a été préparée par la visite que vous a rendue Bernard Kouchner auparavant. Elle me tenait très à cœur parce que ce qui s’est passé ici, au Rwanda, dans les années 90, c’est une défaite pour l’humanité toute entière. »
Et de poursuivre : « Ce qui s’est passé ici est inacceptable et ce qui s’est passé ici oblige la communauté internationale, dont la France, à réfléchir à ses erreurs qui l’ont empêché de prévenir et d’arrêter ce crime épouvantable. »
S’adressant au président rwandais, Nicolas Sarkozy a déclaré : « Des erreurs d’appréciation, des erreurs politiques ont été commises ici. Et elles ont eu des conséquences absolument dramatiques. »
A la question de savoir pourquoi « la France parle d’erreur et [...] ne demande pas pardon comme l’ont fait d’autres pays », Nicolas Sarkozy a notamment répondu :
« J’ai dit les choses mais je peux les préciser. Grave erreur d’appréciation. Forme d’aveuglement quand nous n’avons pas vu la dimension génocidaire du gouvernement du Président qui a été assassiné. Erreur dans une opération « Turquoise » engagée trop tardivement et sans doute trop peu. Les mots ont un sens, Madame, les mots ont un sens. Voilà. Et on en a parlé très franchement. Alors, vous savez, nous ne sommes pas ici pour nous amuser, pour faire une course au vocabulaire. Nous sommes ici pour réconcilier des nations, pour aider un peuple qui a été meurtri. Le génocide qui a eu lieu ici, là, voilà. C’est pour tourner une page et je crois qu’il est très important que chacun comprenne que le processus que nous engageons est un processus qui évoluera étape par étape. »
Cinq jours plus tard, le 1er mars 2010, dans un article intitulé Le génocide du Rwanda publié sur le blog de Monsieur Alain Juppé, qui était ministre des Affaires étrangères pendant le génocide et fut la première personnalité internationale à utiliser le mot génocide pour qualifier les massacres du Rwanda, l’actuel maire de Bordeaux répond aux déclarations du président Nicolas Sarkozy à Kigali en ces termes : « Ce que je sais, c’est qu’à l’époque, loin de prendre parti pour un camp contre l’autre, le gouvernement français a tout fait pour réconcilier le gouvernement du Président Habyarimana, légalement élu, et le leader du Front Patriotique Rwandais (FPR) , le colonel Kagame qui, de l’Ouganda où il se trouvait en exil, se lançait dans la reconquête du territoire de son pays. C’est ce qu’on a appelé le processus d’Arusha, du nom de la ville de Tanzanie où se déroulaient les négociations. Ce processus, lancé dès
Ce que je sais aussi, c’est que loin de se taire sur ce qui s’est alors passé au Rwanda, le gouvernement français a, par ma voix, solennellement dénoncé le génocide dont des centaines de milliers de Tutsis étaient les victimes. Je l’ai dit le 15 mai 1994 à l’issue de la réunion du Conseil des Ministres de l’Union Européenne à Bruxelles, et de nouveau le 18 mai à l’Assemblée Nationale au cours de la séance des questions d’actualité.
Ce que je sais, c’est que la communauté internationale a fait preuve d’une passivité, voire d’un “aveuglement” scandaleux. Malgré ce qui se passait sur le terrain et que l’on savait, malgré les appels de son Secrétaire général en exercice, Boutros Boutros-Ghali, qui réclamait l’envoi rapide de 5 000 Casques bleus, le Conseil de Sécurité a été incapable de prendre la moindre décision… sauf celle de ramener les effectifs de la MINUAR de 2548 à 270 hommes (21 avril 1994).
Devant la carence de la communauté internationale et les obstacles mis par certaines grandes puissances aux demandes du Secrétaire général de l’ONU, la France a été la seule à avoir un sursaut de courage. J’ai longuement expliqué, à l’époque, l’initiative qui a abouti à l’opération Turquoise, c’est-à-dire à l’envoi d’une force internationale, principalement constituée de militaires français. Le gouvernement français a obtenu le feu vert du Conseil de Sécurité par la résolution n°929 en date du 22 juin 1994. Le Secrétaire d’Etat américain, Warren Christopher, m’a fait personnellement part de son admiration pour cette initiative de la France. Ce que je sais enfin, c’est que l’opération Turquoise s’est exactement déroulée dans les conditions fixées par la résolution des Nations Unies. Elle a permis de sauver des centaines de milliers de vies. Je me souviens de l’accueil que réservaient à nos soldats les réfugiés qui fuyaient les combats opposant le FPR (Front Patriotique Rwandais du colonel Kagame) et les FAR (Forces Armées Rwandaises). Turquoise a également protégé des dizaines de sites de regroupement de civils tutsis et permis aux ONG d’accéder en toute sécurité à ces populations. Son mandat n’était en aucune manière de faire la guerre, mais de mener une opération humanitaire, nettement définie dans le temps et dans l’espace. Elle l’a remplie dans des conditions qui font honneur à l’armée française et à notre pays. Jusqu’à ce qu’enfin arrivent sur place les Casques bleus de la MINUAR II, fin août 1994 ».
On ne peut être plus clair. La position d’Alain Juppé rejoint celle de la Mission d'information parlementaire sur le Rwanda. Décidée en 1998, cette mission fut présidée par l’ancien ministre Paul Quilès. Elle publia en décembre 1998 un rapport étayant le rôle de la France au Rwanda entre 1990 et 1994, et parlant notamment d’"erreurs d'appréciation" et de "dysfonctionnements institutionnels".
Pour Paul Quilès, président de la Mission d'information parlementaire sur le Rwanda : « Au moment où le génocide se produit, la France n'est nullement impliquée dans ce déchaînement de violences. » « Nous n'avons pas su tenir compte des spécificités d'un pays que nous connaissions mal. Nous sommes intervenus dans un pays que nous croyions connaître, mais qui en réalité nous était beaucoup plus étranger que nous le soupçonnions. »
Beaucoup plus proche des thèses de l’association Survie et du régime Kagame, l’ancien Premier ministre socialiste Michel Rocard, parlant de l’opération Turquoise, dans son rapport de mission au Rwanda du 28 Août au 1er Septembre 1997, écrit : « Loin de faire oublier les complaisances de la France à l'égard du régime d’Habyarimana, l'opération Turquoise dont nos militaires sont si fiers, est un des motifs de méfiance et de ressentiment des nouvelles autorités rwandaises à l'égard de notre pays, car elle a créé une complicité de fait entre notre pays et les responsables du génocide. Rappelons qu'initialement prévue pour bloquer l'avancée des troupes du FPR et aider l'armée rwandaise, elle a dû se limiter à une opération humanitaire. Mais même ceux qui l'avaient demandée pour mettre fin au carnage, et qui, comme Médecins sans frontière ne peuvent être accusés de laxisme à l'égard du génocide, n'avaient pu prévoir que l'armée française ne mettrait pas fin aux massacres en s'interposant entre les belligérants, mais qu'elle en retarderait la fin, puisqu'ils n'étaient pas le fait du FPR mais des FAR. C'est en effet l'avancée du FPR qui a mis fin au génocide et non les hommes de Turquoise. Ce qu'ont permis, en revanche, les hommes de Turquoise, c'est la fuite des responsables du génocide qui ont trouvé dans les camps du Congo-Zaïre un refuge dont ils ont fait des bases arrière pour des actions de propagande et de coups de main contre le gouvernement de Kigali. Pas plus qu'ils n'ont pu empêcher que ne fuie à l'étranger une population prise en otage. »
Il n’est pas superflu de signaler que la mission au Rwanda avait été suggérée à son ami Rocard par l’ancien président de l’association Survie, Jean Carbonare, qui l’accompagnait au cours de son séjour rwandais et lui servait de rapporteur. Dans son rapport, Michel Rocard écrit que « l'initiative de cette mission revient à Jean Carbonare, ingénieur des Arts et métiers, qui a derrière lui une longue carrière de militant anticolonialiste commencée en Algérie avec Germaine Tillon et Robert Buron, poursuivie après 1962 dans la coopération technique internationale pour l'agriculture et la reforestation. »
« Il a donc été le messager tout autant que l'instigateur de cette mission qui lui paraissait nécessaire pour renforcer la confiance entre la France, l'Union européenne et le gouvernement rwandais, et qui répondait à un réel désir de ce dernier de liquider la méfiance mutuelle qui règne sur ces relations et de rechercher les bases d'une coopération renouvelée pour l'avenir. C'est donc à l'invitation du Président Bizimungu que je me suis rendu au Rwanda du 28 août au 1er septembre 1997, accompagné de Michel Levallois, préfet honoraire, ancien Président de l'ORSTOM. »
Après la victoire du FPR, Jean Carbonare est arrivé à Kigali dans les valises de Paul Kagame et a servi comme conseiller du président Bizimungu et de Paul Kagame jusqu’en 1996, tout en restant président de l’association Survie. Je reviendrai plus en détails sur le rôle personnel de Jean Carbonare dans la construction des mythes qui ont fondé les accusations actuelles contre la France.
Hubert Védrine qui était secrétaire général de l’Elysée écrit « Ces accusations contre la France se focalisent en général sur les seules semaines du génocide. Elles font l’impasse sur les données générales de la politique africaine de la France, de De Gaulle à Mitterrand ; sur le précédent du Tchad ; sur la situation au Rwanda depuis l’indépendance ; sur la politique de Museveni ; sur celle de Kagame ; sur les pressions de la France qui ont abouti aux accords d’Arusha, élément essentiel ; sur la politique des États-Unis dans la région ; elles négligent la question de l’attentat et ne s’intéressent pas à ce qu’est devenu le régime rwandais par la suite ni aux massacres commis par son armée dans le Nord-est de la République Démocratique du Congo, ni à sa rupture avec l’Ouganda. Il ne s’agit pour les accusateurs que de démontrer que « La France coopérait avec un régime qui préparait un génocide » en présentant des « preuves ».
A ce jour, lesdites preuves n’ont pu être apportées malgré les pressions exercées sur des rescapés tutsi sauvés par les forces françaises de Turquoise, pour obtenir des témoignages incriminant la France.
Au-delà de ce que certains considèrent comme une polémique politique et diplomatique stérile, quelle fut donc l’action de la France, de son armée et de ses diplomates entre 1990 et 1994 ? Comment expliquer la présence militaire française au Rwanda, un pays ne faisant pas traditionnellement partie de la zone d’influence française en Afrique ? Un ancien protectorat allemand jusqu’en 1916 passée sous tutelle belge après la première guerre mondiale ?
Extrait du livre La France a-t-elle participé au génocide rwandais? Éditions la Pagaie, ISBN 9782916380124
*Jean-Marie Ndagijimana était Ambassadeur du Rwanda à Paris d’octobre 1990 à avril 1994. Il a, à ce titre, suivi de près l’engagement de la France au Rwanda au cours de cette période.
M. Jean-Marie NDAGIJIMANA est juriste de formation. Il a fait ses études dans les universités de Bujumbura et de Kinshasa. Diplomate de carrière, il a servi dans les postes de Bruxelles, Addis Abeba et Paris. Il est l'auteur de plusieurs livres.
Ancien ambassadeur en France de 1990 à 1994
Ancien ministre des Affaires étrangères du Rwanda