DR DENIS MUKWEGE, UN MÉDECIN CONTRE LE VIOL, ARME DE GUERRE À L’EST DE LA RD CONGO
« Aujourd’hui, les Congolaises et les Congolais n’ont ni la paix ni la justice »
Denis Mukwege, médecin et directeur d’hôpital à l’est de la République démocratique du Congo
Jeudi 21 novembre, au musée du Quai Branly
Fils de pasteur, Denis Mukwege n’a jamais cessé de prendre soin du corps de ses semblables, et sans doute aussi, intimement, de leur âme. Médecin gynécologue, il a été conduit à se spécialiser dans la chirurgie réparatrice, du fait du très grand nombre de femmes victimes de viols dans la région où il opère, à l’est de la République démocratique du Congo (RD Congo). La guerre n’a en effet quasiment pas cessé depuis 17 ans dans les deux provinces du Kivu, voisines du Rwanda, du fait des tensions ethniques et du chaos entretenu par des hommes d’affaires et des dirigeants locaux et internationaux, qui veulent exploiter en toute impunité les richesses de la région.
Le viol est en effet devenu une arme de guerre
Installé à Bukavu, après des études à Angers, Denis Mukwege y a fondé en 1999 l’hôpital de Panzi, avec le soutien d’une ONG suédoise. Cet établissement est devenu au fil des ans le point de ralliement d’innombrables femmes victimes de la destruction volontaire et planifiée de leurs organes génitaux. Dans les deux provinces du Kivu, le viol est en effet devenu une arme de guerre utilisée par plusieurs groupes armés. Plus de 40 000 femmes ont été gratuitement prises en charge en 14 ans à l’hôpital de Panzi, avec des soins chirurgicaux et une prise en charge psychologique. Un cycle de formation d’infirmiers et de médecins spécialisés a aussi été mis en place.
Attaqué dans sa maison
Depuis quelques années, Denis Mukwege a aussi décidé de prendre publiquement la parole pour attirer l’attention sur ce cycle atroce de violences et en dénoncer les responsables. S’exposant à des représailles, il a été attaqué le 25 octobre 2011 par des individus qui se sont introduit chez lui, tuant une personne qui s’interposait. Il vit depuis, avec sa famille, au sein de l’hôpital.
Un prix remis en présence de Jacques Chirac et François Hollande
Bénéficiant d’un soutien croissant sur la scène internationale, Denis Mukwege a reçu le 21 novembre 2013 au musée du Quai Branly le prix de la Fondation Chirac pour la prévention des conflits, en présence de l’ancien président Jacques Chirac et de l’actuel chef de l’État, François Hollande. Dans son discours de remerciement, il a appelé à refuser l’impunité des principaux chefs de guerre et de ceux qui les soutiennent.
« Des enfants nés du viol et qui, à leur tour, ont été violés«
« L’hôpital de Panzi a été créé en 1999 pour venir en aide aux femmes enceintes, contribuer à améliorer la santé reproductrice en luttant contre la mortalité maternelle et infantile« , rappelle d’abord le médecin. « Malheureusement, nos premières patientes furent des femmes et des jeunes filles victimes de violences sexuelles commises avec une extrême violence dans le contexte de conflits armés. Nous les avons soignés sur le plan physique et psychologique et nous les avons encouragées à réintégrer leur communauté pour devenir des actrices du changement social. Mais certaines sont revenues après avoir été à nouveau victimes. Nous avons donné la vie à des enfants nés du viol et qui, à leur tour, ont été violés« .
« Cette triste réalité qui fait honte à notre humanité commune«
« Ces atrocités de masse, commises sur le corps de notre ressource la plus précieuse, la femme, ne pouvaient plus rester sous silence« , poursuit Denis Mukwege. « Le traitement au bloc opératoire ayant montré ses limites, nous n’avons pas eu d’autres choix que d’informer l’opinion publique internationale et les décideurs sur cette triste réalité qui fait honte à notre humanité commune. Depuis lors, nous dénonçons l’inacceptable pour briser l’indifférence, contribuer à traiter les causes de la violence et avancer sur le chemin de la paix« .
« La justice a été sacrifiée sur l’autel de la paix«
« La prévention des conflits vise à empêcher le déclenchement d’une crise ou la récurrence d’un conflit« , explique le gynécologue. « Nous devons traiter les causes profondes de la violence, qu’elles soient d’ordre sociale, économique ou politique. Or en République démocratique du Congo, les accords de paix précédents portaient tous en eux les germes de nouveaux conflits en privilégiant des solutions politiques à court terme sur des perspectives durables. La justice a été sacrifiée sur l’autel de la paix. Des promotions ont été accordées à ceux qui doivent répondre de leurs actes devant la justice, nationale ou internationale. Aujourd’hui, les Congolaises et les Congolais n’ont ni la paix, ni la justice« .
« Une érosion de la moralité publique »
« La culture de l’impunité a sérieusement miné les efforts visant à instaurer un État de droit et la confiance de la population dans ses institutions, entrainant une érosion de la moralité publique et des cycles de violence et de représailles qui ont conduit à des violations graves du droit international humanitaire et des droits humains« , martèle le docteur Mukwege. « Nous plaçons aujourd’hui tous nos espoirs dans la mise en œuvre effective de l »Accord cadre pour la paix, la sécurité et la coopération en République démocratique du Congo et dans la région‘, signé par onze États et quatre organisation intergouvernementales le 24 février 2013 à Addis-Abeba. Ce ‘cadre de l’espoir’ est la première initiative de paix visant à résoudre les causes de la violence et des conflits récurrents en RD Congo« .
« Nous saluons le mandat renforcé à la MONUSCO pour neutraliser les groupes armés »
« Nous profitons de cette occasion pour saluer les efforts du gouvernement et de la diplomatie française pour son rôle déterminant dans l’adoption de la résolution 2098 du conseil de sécurité des Nations Unies, qui donne un mandat renforcé à la MONUSCO pour neutraliser les groupes armés et protéger les civils« , ajoute le médecin. « La dernière victoire des forces armées de la République démocratique du Congo soutenues par la Mission des Nations Unies au Congo contre les rebelles du M23 est un premier fruit de cette résolution« .
« Fixer des lignes rouges »
« Cette nouvelle opportunité à saisir, cette « dernière chance» doit aujourd’hui se traduire dans le quotidien des Congolaises et des Congolais qui continuent de vivre dans la peur, à l’Est du pays« , insiste-t-il. « La société civile doit s’approprier le processus de paix et les associations de femmes doivent participer à tous les mécanismes de dialogue et réconciliation, de sortie de crise et de consolidation de la société et de la paix. Le monde diplomatique doit utiliser tous les leviers possibles pour que les États signataires respectent leurs engagements et fixer des lignes rouges : ceux qui recrutent des enfants soldats et utilisent le viol comme stratégie de guerre doivent être poursuivis et jugés« .
« Avant tout restaurer l’autorité de l’État »
« Pour instaurer la paix, il faut avant tout restaurer l’autorité de l’État et réformer l’armée, la police et la justice avec une réelle volonté politique et l’appui de la communauté internationale« , ajoute Denis Mukwege. « La lutte contre l’impunité des crimes les plus graves, y compris les crimes de violences sexuelles, est une priorité et doit être placée au cœur du processus de paix. L’absence de justice suscite un esprit de vengeance, cristallise les rancœurs et provoque malheureusement de nombreux cas de justice populaire. Il n’y aura pas de paix ni de développement durable sans justice, sans réparation pour les survivantes et les victimes, sans mécanisme d’établissement de la vérité« .
« L’exploitation du coltan et de la cassitérite est à l’origine du drame »
« La prévention des conflits passe également par une gouvernance économique transparente« , signale le médecin, qui avait été élevé au rang d’Officier de la Légion d’honneur par le gouvernement français en juillet 2013. « Aujourd’hui, l’exploitation militarisée du coltan et de la cassitérite, utilisés dans la fabrication de nos gadgets électroniques du quotidien, est à l’origine du drame que connaît la femme congolaise. Les solutions existent. Le statu quo n’est pas une option. Il n’y a pas de fatalité. Il y a de l’espoir!. Les femmes survivantes des plus graves crimes retrouvent parfois le sourire après avoir reçu une prise en charge holistique« .
« La coopération française construit un centre de santé sur le modèle de Panzi »
« C’est dans ce cadre que nous remercions sincèrement la coopération française qui est en train de construire un nouveau centre de santé pour répliquer le modèle de Panzi à Minova, en zone rurale, dans la province du Sud Kivu. Merci du fond du cœur pour votre solidarité et votre appui« .
« Je dédie ce Prix aux femmes survivantes de violences sexuelles »
« Je dédie aujourd’hui ce Prix aux femmes survivantes de violences sexuelles. Leur dignité, leur courage et leur détermination sont notre principale source d’inspiration« , conclut Denis Mukwege. « Ensemble, nous pouvons mettre fin à la violence. Et agir pour la justice et la paix. »
Pour aller plus loin:
- Le discours intégral de Denis Mukwege, le 21 novembre, lors de la remise du prix par la Fondation Chirac pour la prévention des conflits;
- Le discours de Claude Chirac, prononcé au nom de son père Jacques Chirac, le même jour; celui de François Hollande et celui d’une autre récipiendaire, Bineta Diop, président de l’ONG Femmes Africa solidarité.
- Les propos tenus par Denis Mukwege le 20 novembre 2013 en arrivant à Paris, tels que rapportés par le quotidien Le Monde, dans lequel il range le viol parmi les armes de destruction massive;
- le discours de Denis Mukwege aux Nations-Unies le 25 septembre 2012;
- le site de l’hôpital de Panzi, cofondé par le Dr Mukwege, à Bukavu;
- le blog Paris Planète du 16 août 2013 avec Mgr François-Xavier Maroy, évêque de Bukavu : « En RD Congo, le pillage des terres engendre la violence »;
- le blog Paris Planète du 11 octobre 2012 avec l’écrivain belge David Van Reybrouck : « la démocratie devra patienter au Congo ».